L'INTRICATION (la nouvelle avant le roman), septembre 2011

 L’Intrication,
Ou
La feuille blanche


Chapitre 1

Ma vie sentimentale était un champ de ruines. Je venais d’y ajouter un désastre supplémentaire après une année de vie commune que je croyais harmonieuse et sereine. J’en étais tellement convaincu que je pensais pouvoir m'adonner entièrement à mon travail de recherche à l’Institut de Physique Quantique de l’Université de Tel Aviv, allant  même jusqu’à penser  qu’Anna était  fière de partager la vie d’un chercheur promis à un bel avenir. Elle-même aimait tout autant son travail de décoratrice d’intérieur grâce auquel nous avions fait connaissance lorsqu’un ami me conseilla de lui confier l’aménagement du loft que j’avais acquis sur Dizengoff. Certes, elle protestait quand je rentrais vers minuit, après des heures passées au laboratoire ou quand je devais annuler à la dernière minute un week-end préparé de longue date, mais sans véhémence et apparemment  sans rancune, si bien que je ne réalisais pas qu’elle s’éloignait un peu plus de moi chaque fois. Au fil du temps elle s’inquiéta de moins en moins de mes retards et de mes faux bonds et  même, les dernières semaines de notre vie commune, elle semblait fort s’en accommoder, mais cela je ne l’ai réalisé qu’après coup. C’est donc sans sommation et sans éclats qu’elle est partie. Je trouvai un soir en rentrant tard, une lettre d’adieu posée entre l’assiette et les couverts qu’elle avait laissés à mon intention comme chaque fois qu’elle était obligée de dîner seule.  Elle m’annonçait qu’elle avait rencontré quelqu’un d’autre, qu’elle ne m’en voulait pas et me souhaitait de trouver la femme qui accepterait ma façon de vivre le couple. Elle me priait surtout de ne pas tenter de la revoir ou de la contacter, tout ce qu’elle espérait c’était de ne plus entendre parler de moi.
C’est alors que je m’aperçus combien je tenais à elle : Ce fut un effondrement total. Pendant les semaines qui suivirent j’étais complétement déprimé et je m’en voulais terriblement. Je déclinais les invitations de mes amis qui tentaient de m’aider et je négligeais mon travail au laboratoire. Pourtant, dans l’espoir de raviver ma passion de l’expérimentation, mes collègues multipliaient les pistes de recherche et suggestions audacieuses dont j’étais friand en temps normal. La baisse d’activité de mon labo finit par attirer l’attention de l’administration mais je n’avais toujours aucune envie de reprendre le travail. Pour gagner quelques jours de sursis je décidai d’entrer dans le jeu des hypothèses farfelues de mes collègues et je proposais  quelques essais préliminaires censés les vérifier.  A notre grande surprise à tous, les résultats ne furent pas complétement négatifs. Nous nous penchâmes d’un peu plus près sur les hypothèses que nous avions émises pour les affiner un peu et bâtir d’autres expériences.   De fil en aiguille je me pris totalement au jeu car toutes les pièces du puzzle semblaient s’emboîter de mieux en mieux. Quelques vérifications supplémentaires et il apparût que ces nouvelles pistes pouvaient  nous permettre de boucler en quelques semaines un programme de recherche engagé depuis des mois et prévu pour durer encore une bonne année de plus. Ces perspectives et le besoin de ne plus penser à autre chose m’amenèrent à me consacrer de nouveau à mon travail de façon encore plus acharnées qu’avant le départ d’Anna. Deux semaines de calculs puis trois jours de simulations sur ordinateur et nous étions prêts à lancer les essais. Il fallut dès lors se relayer devant les écrans d’ordinateurs 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 pendant plusieurs  semaines d’affilé. Je n’avais plus le temps de penser à autre chose. Après une première série de résultats nous reproduisîmes le même processus deux fois de suite en faisant varier les conditions initiales de façon à  disposer d’un plus grand nombre de données à introduire dans nos équations. Mes collaborateurs, qui n’avaient aucune raison de  s’abrutir dans le travail, avaient quand même suivi mon rythme, au début parce qu’ils étaient contents de me voir sortir de la dépression puis parce qu’ils se prirent au jeu en croyant de plus en plus dans le succès de nos essais. Vint ensuite la phase d’analyse des données et de la confrontation des résultats expérimentaux avec la prévision des modèles.  Un travail acharné, quelques intuitions heureuses  et un peu de chance nous permirent de finaliser  en quelques mois un programme sur lequel d’autres équipes à travers le monde, planchaient depuis des années.
Après une telle période d’excitation et ne pouvant reprendre tout de suite d’autres recherches je risquais de me retrouver devant le vide de ma vie privé. Je saisis alors l’occasion d’un symposium organisé à New York par la Société Américaine de Physique des Particules, auquel on me priait d’apporter ma contribution. J’acceptai  la proposition sans trop réfléchir, essentiellement pour prendre du recul et me changer les idées. Je ne me doutais pas, alors, que cette décision allait bouleverser le cours de ma vie.


Chapitre 2
            Dans le vol vers New York les repas végétariens furent distribués avant le service général aussitôt que l’avion eût atteint son altitude de croisière. J’avais faim et louchait vers le plateau déposé devant  ma voisine de l’autre côté du couloir ; une jeune femme brune, peau mat, cheveux frisés tombant en boucles sur les épaules, les yeux verts foncé. Un visage évoquant un peu  celui de Liz Taylor dans « Reflets dans un Œil d’Or ». Vingt-cinq ans, vingt-sept tout au plus. Végétarienne ou croyante qui n’avait pas voulu demander un repas cacher me dis-je.
            Les autres plateaux ne furent servis qu’une demi-heure plus tard. J’avalai rapidement mon repas et demandai à l’hôtesse si elle pouvait me débarrasser du plateau afin que je puisse installer mon ordinateur portable et revoir la conférence que j’avais à faire dans quelques jours devant le symposium réunissant tout ce que New-York comptait de chercheurs en physique des particules. Je passai en revue toutes les diapos et imaginait la meilleure façon de les présenter. Arrivé à la dernière planche je refermai l’ordinateur en me disant que je reverrai  l’ensemble de la présentation avant l’atterrissage. Entre-temps l’éclairage avait été atténué et la plupart des passagers dormaient déjà. La jeune fille aux yeux verts avait allumé sa veilleuse et était plongée dans un livre dont je ne parvenais pas à lire le titre. Je pris mon demi cachet de Stilnox, mis mon masque avion et inclinai le dossier de mon siège le plus en arrière possible.
Lorsque je rouvris les yeux et relevai mon masque les hôtesses étaient déjà en train de distribuer les plateaux du petit déjeuner. La jeune fille était toujours plongée dans son livre comme si elle ne l’avait pas quitté de la nuit. J’absorbai rapidement mon petit déjeuner et rouvris machinalement mon ordinateur. Je  réalisai alors que je n’avais aucune envie de travailler. Je mis les écouteurs trouvés dans la poche du dossier du siège, choisis le canal qui diffusait des standards de jazz et entrepris une partie de solitaire qui m’ennuya rapidement. Je refermai alors l’ordinateur, débranchai mes écouteurs et me levai pour me dégourdir les jambes. Le désordre habituel des fins de longs courriers régnait dans la cabine. Couvertures, oreillers, écouteurs et journaux froissés traînaient entre les sièges. Je parcourus le couloir en me livrant machinalement à ma manie des statistiques. Taux d’occupation 80 %, 5 % d’enfants, 30 % de femmes, 65 % d’hommes dont  20 % de porteurs de kipas. Ce dernier pourcentage majoré sans doute par l’excès de zèle des américains rentrant chez eux. Deux exaltés s’étaient harnachés dans leurs phylactères et se balançaient frénétiquement d’avant en arrière, spectacle qui faisait invariablement grimper mon taux d’adrénaline. Je supportais mal ces fanatiques plus préoccupés d’afficher leur zèle que de vivre une foi sincère. Derrière leur air d’être plongés dans la  ferveur, transparaissait surtout leur réprobation de tout le reste de l’humanité. Je revins vers mon siège et la vue de ma belle voisine fit retomber ma colère. Je repris ma place et remis mon masque sur les yeux. Sachant que les fins de vol semblent toujours interminables et que je n’arriverai  pas à m’endormir, je repris mentalement la série de diapos de ma présentation  en me répétant les commentaires. J’en étais aux conclusions et perspectives lorsque l’avion toucha le sol. Je fus cette fois encore étonné d’entendre les applaudissements des passagers, comme s’ils étaient agréablement surpris que l’avion ne se soit pas fracassé en touchant la piste.
Pendant l’attente pour la présentation des visas à la police des frontières  je remarquai la jeune fille aux yeux verts et aux cheveux bouclés dans une file parallèle à la mienne. Elle était loin devant moi mais restât longtemps bloquée au guichet à répondre aux questions du policier alors que je récupérais mon passeport dûment tamponné.  Je remarquai son passeport israélien sur la tablette du comptoir. Pour faire l’objet de contrôles si minutieux ce ne peut être qu’une arabe, musulmane et israélienne me dis-je… et le repas végétarien un moyen sûr pour éviter le porc.
Quand j’entrai dans ma chambre d’hôtel le voyant rouge du téléphone clignotait furieusement. C’était Tarek, mon assistant qui n’était pas arrivé à me joindre sur mon portable et me demandait de le rappeler d’urgence. Je réalisai que j’avais oublié de rebrancher mon téléphone cellulaire. Une bonne dizaine de messages m’y attendaient : Tarek qui devait prendre un avion quelques heures après moi avait été bloqué à l’aéroport de Tel Aviv par la police des frontières israélienne, suffisamment longtemps pour qu’il rate son avion.  L’agent de sécurité l’avait invité froidement à tenter de prendre un prochain vol, tout en le prévenant qu’en vertu d’un obscur règlement, s’il quittait le territoire il n’était pas sûr de pouvoir y être admis de nouveau. Furieux et humilié Tarek avait décidé de renoncer au symposium.
Je fus saisi d’une colère froide et décidai de ne pas accepter une telle injustice sans réagir. Je passai donc le reste de la journée à hurler au téléphone contre tous les interlocuteurs  que je parvenais à joindre en Israël: police des frontières, secrétaire d’état au ministère des sciences, ministère de la sécurité intérieure… le tout sans aucun résultat tangible, jusqu’au président de l’université, censé être un ami et qui prit les choses à la légère et me dit que je faisais beaucoup de bruit pour un incident mineur ! Cette réflexion transforma ma fureur en détermination.  Peut-être avais-je trouvé là une bataille propre à me faire sortir de mes ruminations égocentriques mais cet incident était caractéristique du processus lent par lequel, me semblait-il, une très grande partie de la société israélienne, y compris à gauche, devenait aveugle, sourde et muette devant des agissements qui, moi, me révoltaient. 
Au lieu de poursuivre la préparation de mon exposé et de répondre aux interviews de plusieurs journalistes scientifiques qui m’avaient sollicité  j’eus de longues conversation au téléphone avec Tarek pour mettre au point une réaction et en envisager toutes les conséquences. Je consultai aussi quelques collègues américains et israéliens, ainsi que mon avocat à Tel Aviv. Avec le décalage horaire je dû travailler prés de 20h sur 24.
Le jour de ma présentation, un quart d’heure avant le début de la séance, la salle de conférence était pleine de même qu’une seconde salle où l’exposé pouvait être suivi sur un écran. Le président de séance fit un résumé de mon Curriculum Vitae, rappela le sujet de ma thèse qui avait, dit-il, ouvert de nouvelle pistes de recherche. Il évoqua l’attente qu’avait suscitée l’annonce de cette conférence parmi les chercheurs en physique quantique. Il ajouta encore quelques flatteries du même genre puis dit ne pas vouloir prolonger le suspense et me passa la parole. Je pris le micro de ses mains remerciais pour cette présentation et pour les applaudissements puis me lançai dans le discours qui allait imprimer un tournant dans ma vie.
Mesdames, Messieurs, chers collègues,
Vous pouvez voir sur cette diapositive une feuille blanche qui tourne lentement sur elle-même. Je vais vous demander quelques minutes de patience et faire un petit détour avant de vous en expliquer la signification.
Si les recherches que j’ai entreprises dans le prolongement de ma thèse ont pu aboutir et concrétiser les perspectives que j’avais envisagées, je le dois à toute mon équipe, c’est ce que l’on dit toujours, mais je le dois  tout particulièrement à mon assistant. Non content d’être un manipulateur génial capable d’imaginer et de réaliser les expériences les plus délicates, celui-ci a été également l’interlocuteur sans lequel je n’aurai jamais pu surmonter les difficultés théoriques soulevées par nos travaux communs.
Il laissa s’établir un silence de quelques secondes et poursuivit :
Mon assistant devait participer à ce colloque à mes côtés. Pour s’inscrire il a dû répondre à un premier interrogatoire des autorités universitaires. Pour ma part je n’ai eu qu’à envoyer ma demande au recteur. Puis il a été convoqué et a répété cette fois verbalement les mêmes réponses aux mêmes questions, posées dans un ordre différent. Entre-temps de mon côté j’avais reçu confirmation de mon inscription accompagnée de tous les documents concernant le congrès. Au bout de quelques semaines et de plusieurs interventions vigoureuses de ma part mon assistant finit enfin par être inscrit et pu ainsi demander son visa à l’ambassade américaine… auprès de laquelle il fallut de nouveau batailler pour qu’il obtienne ce que j’avais obtenu en envoyant simplement un coursier avec un formulaire rempli et mon passeport.
Je sens bien que vous vous demandez pourquoi je vous raconte tout cela mais je vous demande encore quelques minutes de patience.
Pour nous conformer aux recommandations de l’université nous avions décidé de nous rendre à New York par deux vols différents. Je pris un vol sur American Airlines tandis qu’il prit un billet sur El Al.
Au moment d’embarquer mon assistant subit de nouveau un interrogatoire de la part des agents de la sécurité israélienne, interrogatoire qui dura suffisamment longtemps pour qu’il rate son avion, de plus on lui fit comprendre que s’il quittait le territoire il n’était pas sûr qu’il y soit admis de nouveau et cela en vertu d’un règlement, parfaitement discriminatoire.  Découragé et humilié il décida d renoncer à me rejoindre.
Ayant appris cela à mon arrivé à New York j’ai tenté sans succès d’obtenir des explications. C’est seulement après que j’eu menacé de ne pas me présenter au congrès que le président de mon université a pu me transmettre la réponse suivante : Mon assistant qui s’appelle Tareq Saïd et qui est donc arabe israélien, a de surcroît le tort d’avoir un arrière petit cousin journaliste, soupçonné de sympathie envers les « terroristes du Fatah ». Personne ne s’était inquiété du fait que j’ai moi-même un grand oncle, ancien terroriste au sein de la Haganah et responsable de plusieurs attentats contre l’occupant anglais dans les années quarante.
Ayant obtenu ces explications je me devais de respecter l’engagement de me présenter aujourd’hui devant vous. Cependant je ne me suis pas engagé à autre chose que d’être à la tribune et, je le regrette profondément, mais je ne pourrai pas vous présenter le résultat de nos travaux. En effet, après avoir pris les avis nécessaires, j’ai décidé, au lieu de les présenter au nom de l’université de Tel Aviv, de les confier à une revue scientifique de l’université Birzeit de Ramallah où j’ai déjà eu l’occasion de me rendre et où j’ai eu l’honneur d’être nommé Docteur Honoris Causa. Au préalable nous envisageons, Tareq et moi-même, de  déposer un certain nombre de brevets.
Vous comprenez à présent la signification de cette feuille blanche sur la diapo, la moindre référence publique à nos travaux risquant d’invalider les brevets envisagés.
Je dois, bien sûr, vous présenter toutes mes excuses pour vous avoir fait venir aujourd’hui seulement pour exposer mes démêlés avec la sécurité israélienne  mais je prends l’engagement d’organiser une nouvelle conférence à laquelle vous serez tous conviés. Je m’engage également à indemniser les organisateurs du présent colloque de la façon qu’ils jugeront le plus équitable.
Je vous remercie pour votre patience et vous renouvelle mes excuses.
Je n’attendis pas la fin des applaudissements ni des sifflets - 20 % de l’audience pour les applaudissements, 10 % pour les huées et le reste dans l’expectative me sembla-t-il -  et je m’empressais de quitter la salle par la porte arrière pour éviter tous ceux qui s’avançaient déjà vers l’estrade, certains pour me féliciter et d’autres sans doute pour m’insulter.
Avant de rentrer à l’hôtel je devais encore régulariser la situation vis à vis de l’université de New York. Je fus immédiatement reçu par son président à qui je remis un document préparé par avance par lequel je reconnaissais avoir manqué à mes obligations et m’engageais à en assumer les conséquences. J’avais pris soin de reproduire dans ce document l’intégralité de mon discours de façon à pouvoir opposer une version officielle à toutes celles plus ou moins déformées qui ne manqueraient pas de circuler sur le net compte tenu de ma position assez en vue en Israël
            De retour à l’hôtel je rédigeai  un communiqué de presse à l’attention des revues scientifiques israélienne et à quelques journaux susceptibles de le publier. J’y reprenais ce que j’avais dit à la Société Américaine de Physique des Particules en y ajoutant des commentaires plus mordants à usage interne.
Avant de faire partir ces courriers je m’arrêtai  un moment et réfléchit aux conséquences qui en résulteraient. Bien entendu les plus graves découlaient de ma démission de l’université de Tel Aviv, mais  sans cette démission ma défection au symposium n’aurait  soulevé aucun intérêt et serait passée par pertes et profit. Je procédai  alors aux clics de souris qui rendaient le processus irréversible et du même coup modifiaient mon avenir de façon radicale, au moins pour ce qui était du moyen terme.
Après cela je  sentis venir la phase d’épuisement qui devait suivre immanquablement les trois jours de tension nerveuse que je venais de traverser, j’ouvris le minibar et, chose que je ne faisais que rarement, je me servis une bonne dose de whisky.
Jusqu’alors je m’étais appliqué à fuir toute publicité autour de mon travail et à préserver soigneusement ma vie privée et voilà que j’avais volontairement attiré les projecteurs sur moi, mais je savais que ça ne durerait pas longtemps et que je pourrais rapidement rentrer à nouveau dans l’anonymat. Pour l’heure je savourais ma vengeance en imaginant la fureur de certains de ministres, dont le premier, lorsqu’ils se seraient fait expliquer la nature de mes travaux. Il est peu probable qu’ils comprennent quelque chose à l’intrication quantique mais ils comprendraient très vite l’importance des applications potentielles en informatique et surtout cryptographie. En même temps ma décision avait été douloureuse car comme tous les israéliens j’étais profondément attaché à mon pays et fier de tout ce qui avait été accompli, j’avais toujours été loyal envers ses institutions et je n’avais jamais pris à la légère les questions de sécurité en considérant que tout gouvernement avait le devoir d’assurer la défense de son pays. Mais j’étais révolté devant la bêtise de certaines décisions et ne supportais pas que l’on porte atteinte à la dignité des gens. La moindre manifestation de racisme était l’une des rares choses qui me mettait vraiment hors de moi. 
C’est donc la rage au cœur que j’avais fait un choix que je comptais pousser très loin car je savais bien que la vie me serait rendue difficile en Israël et que je n’y aurais plus avant longtemps les mains aussi libres qu’auparavant pour diriger mes recherches. Dans certains milieux extrémistes qui haïssaient déjà tout ce qui avait trait   à la science et à ses prétentions d’expliquer l’univers, on ne manquerait pas de m’accuser de trahison, de me traiter de juif honteux voire même, pour certains d’entre eux, d’intelligence avec l’ennemi. Plutôt que de me retrouver au centre d’une polémique et de rumeurs impossibles à combattre, je resterais donc aux Etats-Unis où je trouverais bien les moyens de poursuivre mes travaux. La situation de Tarek était sans doute plus difficile. Il était censé rester à son poste en attendant de voir comment les choses évolueraient à l’université tout en se concertant régulièrement avec moi afin de coordonner nos prises de positions. Il pensait, lui aussi, à donner une orientation différente à sa vie et quitter un jour Tel Aviv pour passer quelques années à l’université Birzeit de Ramallah et y créer un enseignement en physique des particules.
Je continuai  à réfléchir aux conséquences de cette histoire. Mes amis connaissaient mes opinions politiques et ne seraient pas surpris. Toutefois je savais qu’un certain nombre d’entre eux, tout à fait pacifistes et tout à fait de gauche, trouveraient tout de même mille raisons de désapprouver ma position : Dès lors qu’il ne s’agissait plus de théorie mais d’actes concrets ils étaient tout à fait capables de virer de bord. Même chose pour mes certains de mes collègues. L’opinion des uns et des autres n’était pas ce qui me préoccupait le plus. Je pensais plutôt à tout ce que je ne pourrais plus faire avant longtemps: traverser la moitié du pays avant l’aube pour marcher dans le désert avant la canicule, quitter le laboratoire à midi et traverser la rue pour aller plonger dans la mer et nager pendant une heure puis manger un sandwich sur la plage avant de reprendre le travail. Une série d’images disparates me traversaient l’esprit: les champs d’orangers à perte de vue, ma mère allumant les bougies les soirs de fête, les grandes tablées dans le jardin de mes parents, la mer morte comme une nappe d’huile bleue surmontée d’une légère brume. Je finis par m’arracher à ces pensées pour recenser les problèmes, grands ou petits que j’allais avoir à résoudre dans les prochains jours puis  à la façon dont j’allais commencer une nouvelle vie dans l’un des centres de recherche américains qui m’avaient déjà proposé un poste par le passé. Je décidai  qu’en toute hypothèse je commencerai par prendre une bonne semaine de vacance à New York.


Chapitre 3
            J’étais plongé dans la contemplation des deux jeunes femmes assises devant une table de bistrot,  elles se faisaient face ; l’une, me tournant le dos, portait une écharpe jaune et verte autour de la nuque, l’autre, de face, portait un pull en vé qui  laissait apparaître un triangle de peau très pâle contrastant avec ses joues et ses lèvre rouges. Toutes deux portaient un chapeau à la mode des années 30. La table derrière elles était occupée par un homme en costume sombre et une femme dont on ne voyait que le profil et un bout de chapeau rouge de même style que les deux autres. L’homme était plongé dans l’ombre tandis que les trois femmes  étaient fortement éclairées par la lumière rouge qui tombait à travers la fenêtre depuis l’enseigne lumineuse dont on devinait le sens : Chop Suey.
Je m’étais souvent amusé à inventer des histoires autour de ce tableau de Hopper que je connaissais par une reproduction accrochée dans le séjour d’un ami à Tel Aviv, mais l’original dégageait une toute autre force. Complétement plongé dans l’étrange univers du tableau je ne fus même pas surpris  quand j’entendis derrière moi quelqu’un dire à voix basse comme en s’interrogeant: Professeur Dov Libermann ? Dans la pénombre ambiante je reconnu ma voisine du vol Tel Aviv New York.
-       Vous connaissez mon nom ?
-       Je ne le connaissais pas lorsque nous nous sommes croisés dans l’avion mais par la suite j’ai vu votre photo dans Haaretz et dans Akhbar Al-Qods. Je suis journaliste et je me demandais justement comment vous joindre pour vous demander de m’accorder une interview ?
-       Si vous voulez parler de l’affaire du congrès de physique des particules, j’ai dit tous ce que j’avais à en dire dans les deux articles que vous avez déjà lus, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.
-       Il ne s’agit pas de parler de cette affaire comme vous dites. En fait je suis ici en formation professionnelle, je dois traiter un sujet de mon choix et vous feriez un sujet parfait pour ce que je voudrais faire.
-       Ravi d’apprendre que je suis un bon sujet pour journaliste en formation.
Elle l’interrompit en baissant la voix :
-       On commence à nous fusiller du regard. Vous ne voulez pas que l’on continue à l’extérieur ?
-       Je suis là depuis plus d’une heure et j’ai à peine vu la moitié de cette exposition alors si vous avez la patience d’attendre jusqu’à la fermeture je vous retrouverai au café du musée.
-       Parfait, à toute à l’heure, c’est au niveau 3 à côté de l’expo permanente de Kandinsky.
Et devant mon air étonné elle ajouta : j’ai assuré des petits jobs ici pendant mes études.
Nous eûmes la même hésitation sur la direction à prendre, elle par discrétion et moi parce que je préférais  poursuivre la visite en solitaire. J’accélérai donc le pas et sautai deux salles d’un coup tout en me disant que je reviendrais en arrière plus tard. En fait le charme était rompu et je renonçai bientôt à poursuivre la visite pour cette fois. Je me retrouvai donc plus tôt que prévu au café du troisième étage du Guggenheim.
Elle y était déjà, attablée devant un jus de fruits.
-       Alors dites-moi, en quoi est-ce que je constitue un sujet pour votre devoir de stage?
-       En premier lieu parce que vous offrez l’occasion de décrire au lecteur un univers qui l’intrigue. D’après ce que j’ai lu vous étudiez des phénomènes physiques mystérieux, à priori incompréhensibles pour le grand public…
-       Incompréhensibles pour moi aussi je vous préviens.
-       Par ailleurs vous représentez l’israélien de gauche pacifiste, un sujet qui m’intéresse personnellement.
Je me demandais s’il fallait  me fâcher et refuser l’interview ou si j’allai rentrer dans le jeu et moucher à mon tour cette jeune présomptueuse mais elle donnait une impression de grande fragilité qui contrastait  avec la raideur de ses propos. Je décidai  de rompre tout de suite l’engrenage.
-       Ecoutez, je veux bien jouer le jeu de l’interview mais pas de joute verbale si vous voulez bien.
-       Excusez-moi, je suis désolée.
-       Je vous en prie. Allons-y, Vous connaissez sans doute les horaires du café, est-ce que nous avons encore une demi-heure pour l’interview ?
-       Excusez-moi encore je ne vous ai pas dit précisément de quoi il s’agit : c’est un sujet filmé que je dois faire et je n’ai pas ma caméra avec moi.
J’eus encore envie de me fâcher mais je me retins encore une fois.
-       Attendez, vous semblez en savoir beaucoup sur moi alors que je ne sais pas grand-chose de vous. J’ai vu que vous aviez un passeport israélien, par ailleurs  vu le temps que vous avez passé devant le guichet de l’immigration à l’aéroport j’ai déduit que vous deviez être arabe.
-       Bonnes déductions ! vous m’avez donc espionné !
Je ne voulus pas avouer qu’elle m’avait tapé dans l’œil dès que je l’avais vue dans l’avion.
-       Pas du tout, c’est juste que je me suis dit que j’avais eu de la chance de ne pas être tombé sur une file bloquée par une jeune fille qui semblait beaucoup  intéresser la police des frontières. Vous êtes donc arabe israélienne, comme mon assistant Tareq.
-       Pour la nationalité je préfère dire palestinienne d’Israël. Vous savez aussi que je suis journaliste et que je suis à New York pour une formation complémentaire. Je m’appelle  Miral Nasir, 27 ans, j’habite Nazareth.  En 2005 mes parents ont choisi de retourner vivre prés de leur famille  à Gaza mais pour ma part j’ai préféré rester en Israël et garder une nationalité qui me laisse libre de mes mouvements… à condition d’être patiente aux passages des frontières. Pour le reste il vous suffit de taper mon nom sur Internet pour en savoir sur moi autant que j’en ai appris sur vous par le même moyen. Voulez-vous que j’attende le résultat de votre enquête pour savoir si vous acceptez de m’accorder cette interview ?
-       Inutile, je saurai me défendre même si je découvre que vous êtes une dangereuse terroriste. Voulez-vous demain vers 14h ici même, j’avais l’intention de revenir poursuivre la visite du musée.
Le lendemain je finissais un sandwich accompagné d’un verre de vin à la cafétéria du Guggenheim Muséum, il était 14h juste  et Miral passa la porte et se dirigea vers moi. Elle avait à l’épaule un sac photo d’où dépassait un trépied de caméra. Elle portait un tailleur très strict avait serré ses mèches frisées dans un petit chignon sans parvenir à les emprisonner toutes. Visiblement elle avait cherché à se donner un air très professionnel et à paraître plus âgée.
Il faisait très beau, juste un peu frais, elle fit remarquer que le Parc, de l’autre côté de la Cinquième Avenue avec ses magnifiques couleurs  automnales offrirait un cadre rêvé pour l’entretien.
Une fois dans le parc Miral choisit un banc sur lequel elle m’invitât à prendre place puis elle vissa sa caméra sur le trépied et l’installa devant le banc. Un gros micro surplombait l’appareil. Elle me proposa de jeter un coup d’œil sur l’écran de contrôle. Elle avait pris soin d’avoir en toile de fond la spirale du Solomon Guggenheim Muséum au travers d’une branche de chêne d’un rouge somptueux.
Elle vint s’asseoir sur le banc, légèrement tournée vers moi et déclencha la caméra par une petite télécommande cachée dans sa main.
-       Dov Libermann, vous êtes chercheur en physique quantique, spécialiste de l’intrication des particules, professeur à l’Université de Tel Aviv jusqu’à il y a peu car depuis vous avez déclaré vouloir rester à New York et vous avez décidé de choisir une petite revue scientifique éditée en Palestine pour publier vos résultats. Merci d’avoir accepté de répondre à mes questions.
Professeur Libermann, au fait peut-on toujours vous appeler professeur après votre démission de l’université de Tel Aviv ?
-       Appelez-moi Dov ça suffira.
-       Parfait, c’est d’abord au citoyen israélien que je voudrai  m’adresser. Vu votre âge vous avez dû participer à la deuxième guerre du Liban en 2006.
Pris de court je sursautai comme sous l’effet d’une piqûre.
-       Pouvez-vous arrêter de filmer un instant s’il vous plait ?  
Miral ne fut nullement surprise par ma réaction, elle se leva calmement, arrêta la caméra et revint s’asseoir à la place qu’elle venait de quitter.
-       Agresser d’emblée vos interlocuteurs c’est une méthode que l’on vous enseigne dans votre stage de formation ?
-       Pas précisément, c’est le résultat de mon expérience personnelle : avec les israéliens  de gauche, je veux dire les juifs israéliens de gauche, la discussion se passe toujours en trois phases : d’abord on se rejoint sur beaucoup de points, on est pour la paix, le dialogue et la négociation, puis on commence à approfondir et là on s’aperçoit qu’on ne parle pas du tout de la même chose, les exigences des uns sont inacceptables pour les autres, chacun trouve que l’autre partie veut abuser de la situation, le ton monte, frôle la rupture et souvent on ne fait pas que la frôler. Cependant, parfois, on finit par tenter de comprendre le point de vue de l’autre et avec un peu de chance on reprend une discussion approfondie. Avec vous je voulais juste nous économiser une étape.
Elle tentait vraiment de se montrer sincère et d’enlever toute marque d’agressivité dans son discours. Son visage s’animait et son regard cherchait le mien comme pour vérifier que je ne rejetais pas d’emblée ses arguments.
Une réponse stupide me traversa l’esprit : J’économiserais bien plusieurs étapes d’un coup si vous le vouliez bien… et avant même que j’ai fini de me faire cette réflexion je vis un éclair de colère dans son regard. Miral semblait avoir le don de lire dans les pensées. Je cherchais un moyen d’éviter très vite l’atmosphère désagréable qui allait s’installer et n’en trouvai pas d’autre que d’enchaîner sur la question qu’elle m’avait posé :
-       Rebranchez votre caméra, je vais répondre à votre question sur la guerre du Liban.
            Revenus de cet enfer il avait effacé de sa mémoire le déroulement des faits depuis son entrée dans le Liban à bord d’un blindé jusqu’à son évacuation avec 30 autres blessés. Restaient cependant ces images  qui revenaient régulièrement sans raison apparente ni lien avec le présent et qu’il tentait de refouler. Cette fois au contraire il s’efforça de se les remémorer. Une vision en déclenchait une autre puis une autre encore. Elles émergeaient progressivement, chaque souvenir, chaque image en rappelait une autre comme si elles étaient reliées entre elles par un fil invisible.
 Petit à petit des séquences complètes s’ordonnaient en dehors de toute chronologie : Les premiers signes inquiétants après une avance trop rapide, les appuis logistiques qui ne suivaient pas, la voix tendue de l’officier qui, depuis une base invisible leur intimait l’ordre de poursuivre l’avancée sans pouvoir leur assurer la couverture aérienne qu’ils réclamaient, le fracas tout autour du blindé, l’impossibilité de voir ce qui se passait en dehors du petit rectangle du viseur envahi régulièrement par le éclairs des explosions alentour. Puis tout à coup la secousse énorme comme si le char avait sauté en l’air avant de retomber à terre, le tireur affalé au-dessus de lui, le visage à moitié emporté et le sang qui gouttait sur sa propre tête. Le chef de char qui lui hurlait dessus sans doute depuis plusieurs minutes.
-       Tu le sors de là et tu reprends le tir bordel ou on se fait dégommer ! 
-       Je suis aux transmissions.
-       Y a plus de transmission, reprends le tir et dégage moi tout ce qui bouge.
Le suivi thermique pouvait repérer et poursuivre toute cible fixe ou mouvante, il n’y avait qu’à appuyer sur la gâchette et, sous les hurlements du chef de char il appuyait comme un fou, les balles de 12,7 mm tirée depuis la mitrailleuse lourde de la tourelle déchiquetèrent une voiture qui s’avançait vers eux et ses occupants avec. Il ne sut jamais s’il s’agissait d’ennemis armés ou de simples civils qui avaient eu la malchance de se trouver là.
Plus tard il apprit que lors de cette bataille autour de Bint Jbeil, qualifiée de capitale de la terreur du Hezbollah, il y avait eu d’abord deux chars israéliens complétement détruits, deux membres d’équipages tués et plusieurs autres blessés, après quoi  le commandement de Tsahal avait envoyé une formation d’élite, la Brigade Golan dont neuf soldats furent également tués et vingt-deux autres blessés. Il fallut encore envoyer une autre brigade de parachutistes d’élite puis trois divisions de réservistes dont la sienne avec son char Merkava Mk4 présenté partout comme le char offrant la meilleure protection au monde. Ça n’avait pas empêché l’un des membres de l’équipage, marié depuis 15 jours, d’être à moitié décapité juste au-dessus de sa tête. La bourgade ne fût jamais totalement conquise et fût réduite en ruine par l’artillerie et l’aviation.
Dov avait parlé longtemps. Le soir était tombé et la torche de la caméra s’était déclenchée pour combattre le crépuscule. Miral avait déjà changé deux fois la batterie. L’éclairage faiblit un peu puis un voyant rouge s’alluma. Cette fois Miral n’eut pas le cœur d’interrompre  le monologue de Dov pour remettre une batterie neuve. Elle le laissa poursuivre sans filmer. Au bout d’un moment sa voie se brisa au milieu d’une phrase.
Dov était de taille moyenne, mince mais de corpulence massive et d’allure solide. Il tenait de son ascendance maternelle méditerranéenne une chevelure abondante, emmêlée et rebelle, un grand nez droit sur des lèvres bien dessinées. A son père d’origine lithuanienne il devait ses yeux clairs et c’était étrange de voir cet homme quelques instants auparavant solide et bourru dévoiler sa fragilité et se tasser.  Des larmes perlaient à ses paupières et Miral ne put s’empêcher d’avancer la main pour les effacer.
-       Venez, nous allons prendre un café.



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