Ou
La feuille
blanche
Chapitre 1
Ma vie
sentimentale était un champ de ruines. Je venais d’y ajouter un désastre
supplémentaire après une année de vie commune que je croyais harmonieuse et
sereine. J’en étais tellement convaincu que je pensais pouvoir m'adonner
entièrement à mon travail de recherche à l’Institut de Physique Quantique de l’Université
de Tel Aviv, allant même jusqu’à
penser qu’Anna était fière de partager la vie d’un chercheur
promis à un bel avenir. Elle-même aimait tout autant son travail de décoratrice
d’intérieur grâce auquel nous avions fait connaissance lorsqu’un ami me
conseilla de lui confier l’aménagement du loft que j’avais acquis sur
Dizengoff. Certes, elle protestait quand je rentrais vers minuit, après des heures
passées au laboratoire ou quand je devais annuler à la dernière minute un
week-end préparé de longue date, mais sans véhémence et apparemment sans rancune, si bien que je ne réalisais pas
qu’elle s’éloignait un peu plus de moi chaque fois. Au fil du temps elle s’inquiéta
de moins en moins de mes retards et de mes faux bonds et même, les dernières semaines de notre vie
commune, elle semblait fort s’en accommoder, mais cela je ne l’ai réalisé
qu’après coup. C’est donc sans sommation et sans éclats qu’elle est partie. Je
trouvai un soir en rentrant tard, une lettre d’adieu posée entre l’assiette et
les couverts qu’elle avait laissés à mon intention comme chaque fois qu’elle
était obligée de dîner seule. Elle
m’annonçait qu’elle avait rencontré quelqu’un d’autre, qu’elle ne m’en voulait
pas et me souhaitait de trouver la femme qui accepterait ma façon de vivre le
couple. Elle me priait surtout de ne pas tenter de la revoir ou de la
contacter, tout ce qu’elle espérait c’était de ne plus entendre parler de moi.
C’est alors que
je m’aperçus combien je tenais à elle : Ce fut un effondrement total.
Pendant les semaines qui suivirent j’étais complétement déprimé et je m’en
voulais terriblement. Je déclinais les invitations de mes amis qui tentaient de
m’aider et je négligeais mon travail au laboratoire. Pourtant, dans l’espoir de
raviver ma passion de l’expérimentation, mes collègues multipliaient les pistes
de recherche et suggestions audacieuses dont j’étais friand en temps normal. La
baisse d’activité de mon labo finit par attirer l’attention de l’administration
mais je n’avais toujours aucune envie de reprendre le travail. Pour gagner
quelques jours de sursis je décidai d’entrer dans le jeu des hypothèses
farfelues de mes collègues et je proposais
quelques essais préliminaires censés les vérifier. A notre grande surprise à tous, les résultats
ne furent pas complétement négatifs. Nous nous penchâmes d’un peu plus près sur
les hypothèses que nous avions émises pour les affiner un peu et bâtir d’autres
expériences. De fil en aiguille je me
pris totalement au jeu car toutes les pièces du puzzle semblaient s’emboîter de
mieux en mieux. Quelques vérifications supplémentaires et il apparût que ces
nouvelles pistes pouvaient nous
permettre de boucler en quelques semaines un programme de recherche engagé
depuis des mois et prévu pour durer encore une bonne année de plus. Ces
perspectives et le besoin de ne plus penser à autre chose m’amenèrent à me
consacrer de nouveau à mon travail de façon encore plus acharnées qu’avant le
départ d’Anna. Deux semaines de calculs puis trois jours de simulations sur
ordinateur et nous étions prêts à lancer les essais. Il fallut dès lors se
relayer devant les écrans d’ordinateurs 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 pendant
plusieurs semaines d’affilé. Je n’avais
plus le temps de penser à autre chose. Après une première série de résultats
nous reproduisîmes le même processus deux fois de suite en faisant varier les
conditions initiales de façon à disposer
d’un plus grand nombre de données à introduire dans nos équations. Mes
collaborateurs, qui n’avaient aucune raison de
s’abrutir dans le travail, avaient quand même suivi mon rythme, au début
parce qu’ils étaient contents de me voir sortir de la dépression puis parce
qu’ils se prirent au jeu en croyant de plus en plus dans le succès de nos
essais. Vint ensuite la phase d’analyse des données et de la confrontation des
résultats expérimentaux avec la prévision des modèles. Un travail acharné, quelques intuitions
heureuses et un peu de chance nous
permirent de finaliser en quelques mois
un programme sur lequel d’autres équipes à travers le monde, planchaient depuis
des années.
Après une telle
période d’excitation et ne pouvant reprendre tout de suite d’autres recherches
je risquais de me retrouver devant le vide de ma vie privé. Je saisis alors
l’occasion d’un symposium organisé à New York par la Société Américaine de
Physique des Particules, auquel on me priait d’apporter ma contribution.
J’acceptai la proposition sans trop
réfléchir, essentiellement pour prendre du recul et me changer les idées. Je ne
me doutais pas, alors, que cette décision allait bouleverser le cours de ma
vie.
Chapitre 2
Dans le vol vers New York les repas
végétariens furent distribués avant le service général aussitôt que l’avion eût
atteint son altitude de croisière. J’avais faim et louchait vers le plateau
déposé devant ma voisine de l’autre côté
du couloir ; une jeune femme brune, peau mat, cheveux frisés tombant en
boucles sur les épaules, les yeux verts foncé. Un visage évoquant un peu celui de Liz Taylor dans « Reflets dans
un Œil d’Or ». Vingt-cinq ans, vingt-sept tout au plus. Végétarienne ou
croyante qui n’avait pas voulu demander un repas cacher me dis-je.
Les autres plateaux ne furent servis
qu’une demi-heure plus tard. J’avalai rapidement mon repas et demandai à
l’hôtesse si elle pouvait me débarrasser du plateau afin que je puisse
installer mon ordinateur portable et revoir la conférence que j’avais à faire
dans quelques jours devant le symposium réunissant tout ce que New-York
comptait de chercheurs en physique des particules. Je passai en revue toutes
les diapos et imaginait la meilleure façon de les présenter. Arrivé à la
dernière planche je refermai l’ordinateur en me disant que je reverrai l’ensemble de la présentation avant
l’atterrissage. Entre-temps l’éclairage avait été atténué et la plupart des
passagers dormaient déjà. La jeune fille aux yeux verts avait allumé sa
veilleuse et était plongée dans un livre dont je ne parvenais pas à lire le titre.
Je pris mon demi cachet de Stilnox, mis mon masque avion et inclinai le dossier
de mon siège le plus en arrière possible.
Lorsque je
rouvris les yeux et relevai mon masque les hôtesses étaient déjà en train de
distribuer les plateaux du petit déjeuner. La jeune fille était toujours
plongée dans son livre comme si elle ne l’avait pas quitté de la nuit.
J’absorbai rapidement mon petit déjeuner et rouvris machinalement mon
ordinateur. Je réalisai alors que je n’avais
aucune envie de travailler. Je mis les écouteurs trouvés dans la poche du
dossier du siège, choisis le canal qui diffusait des standards de jazz et
entrepris une partie de solitaire qui m’ennuya rapidement. Je refermai alors
l’ordinateur, débranchai mes écouteurs et me levai pour me dégourdir les
jambes. Le désordre habituel des fins de longs courriers régnait dans la
cabine. Couvertures, oreillers, écouteurs et journaux froissés traînaient entre
les sièges. Je parcourus le couloir en me livrant machinalement à ma manie des
statistiques. Taux d’occupation 80 %, 5 % d’enfants, 30 % de femmes, 65 %
d’hommes dont 20 % de porteurs de kipas.
Ce dernier pourcentage majoré sans doute par l’excès de zèle des américains
rentrant chez eux. Deux exaltés s’étaient harnachés dans leurs phylactères et
se balançaient frénétiquement d’avant en arrière, spectacle qui faisait
invariablement grimper mon taux d’adrénaline. Je supportais mal ces fanatiques
plus préoccupés d’afficher leur zèle que de vivre une foi sincère. Derrière
leur air d’être plongés dans la ferveur,
transparaissait surtout leur réprobation de tout le reste de l’humanité. Je
revins vers mon siège et la vue de ma belle voisine fit retomber ma colère. Je
repris ma place et remis mon masque sur les yeux. Sachant que les fins de vol
semblent toujours interminables et que je n’arriverai pas à m’endormir, je repris mentalement la
série de diapos de ma présentation en me
répétant les commentaires. J’en étais aux conclusions et perspectives lorsque
l’avion toucha le sol. Je fus cette fois encore étonné d’entendre les
applaudissements des passagers, comme s’ils étaient agréablement surpris que
l’avion ne se soit pas fracassé en touchant la piste.
Pendant
l’attente pour la présentation des visas à la police des frontières je remarquai la jeune fille aux yeux verts et
aux cheveux bouclés dans une file parallèle à la mienne. Elle était loin devant
moi mais restât longtemps bloquée au guichet à répondre aux questions du
policier alors que je récupérais mon passeport dûment tamponné. Je remarquai son passeport israélien sur la
tablette du comptoir. Pour faire l’objet de contrôles si minutieux ce ne peut
être qu’une arabe, musulmane et israélienne me dis-je… et le repas végétarien un
moyen sûr pour éviter le porc.
Quand j’entrai
dans ma chambre d’hôtel le voyant rouge du téléphone clignotait furieusement.
C’était Tarek, mon assistant qui n’était pas arrivé à me joindre sur mon
portable et me demandait de le rappeler d’urgence. Je réalisai que j’avais
oublié de rebrancher mon téléphone cellulaire. Une bonne dizaine de messages
m’y attendaient : Tarek qui devait prendre un avion quelques heures après
moi avait été bloqué à l’aéroport de Tel Aviv par la police des frontières
israélienne, suffisamment longtemps pour qu’il rate son avion. L’agent de sécurité l’avait invité froidement
à tenter de prendre un prochain vol, tout en le prévenant qu’en vertu d’un
obscur règlement, s’il quittait le territoire il n’était pas sûr de pouvoir y
être admis de nouveau. Furieux et humilié Tarek avait décidé de renoncer au
symposium.
Je fus saisi
d’une colère froide et décidai de ne pas accepter une telle injustice sans
réagir. Je passai donc le reste de la journée à hurler au téléphone contre tous
les interlocuteurs que je parvenais à
joindre en Israël: police des frontières, secrétaire d’état au ministère des
sciences, ministère de la sécurité intérieure… le tout sans aucun résultat
tangible, jusqu’au président de l’université, censé être un ami et qui prit les
choses à la légère et me dit que je faisais beaucoup de bruit pour un incident
mineur ! Cette réflexion transforma ma fureur en détermination. Peut-être avais-je trouvé là une bataille
propre à me faire sortir de mes ruminations égocentriques mais cet incident
était caractéristique du processus lent par lequel, me semblait-il, une très
grande partie de la société israélienne, y compris à gauche, devenait aveugle,
sourde et muette devant des agissements qui, moi, me révoltaient.
Au lieu de
poursuivre la préparation de mon exposé et de répondre aux interviews de plusieurs
journalistes scientifiques qui m’avaient sollicité j’eus de longues conversation au téléphone
avec Tarek pour mettre au point une réaction et en envisager toutes les
conséquences. Je consultai aussi quelques collègues américains et israéliens,
ainsi que mon avocat à Tel Aviv. Avec le décalage horaire je dû travailler prés
de 20h sur 24.
Le jour de ma
présentation, un quart d’heure avant le début de la séance, la salle de
conférence était pleine de même qu’une seconde salle où l’exposé pouvait être
suivi sur un écran. Le président de séance fit un résumé de mon Curriculum
Vitae, rappela le sujet de ma thèse qui avait, dit-il, ouvert de nouvelle
pistes de recherche. Il évoqua l’attente qu’avait suscitée l’annonce de cette
conférence parmi les chercheurs en physique quantique. Il ajouta encore
quelques flatteries du même genre puis dit ne pas vouloir prolonger le suspense
et me passa la parole. Je pris le micro de ses mains remerciais pour cette
présentation et pour les applaudissements puis me lançai dans le discours qui
allait imprimer un tournant dans ma vie.
Mesdames, Messieurs, chers collègues,
Vous pouvez voir sur cette diapositive une feuille blanche
qui tourne lentement sur elle-même. Je vais vous demander quelques minutes de
patience et faire un petit détour avant de vous en expliquer la signification.
Si les recherches que j’ai entreprises dans le prolongement
de ma thèse ont pu aboutir et concrétiser les perspectives que j’avais
envisagées, je le dois à toute mon équipe, c’est ce que l’on dit toujours, mais
je le dois tout particulièrement à mon
assistant. Non content d’être un manipulateur génial capable d’imaginer et de
réaliser les expériences les plus délicates, celui-ci a été également
l’interlocuteur sans lequel je n’aurai jamais pu surmonter les difficultés
théoriques soulevées par nos travaux communs.
Il laissa
s’établir un silence de quelques secondes et poursuivit :
Mon assistant devait participer à ce colloque à mes côtés.
Pour s’inscrire il a dû répondre à un premier interrogatoire des autorités
universitaires. Pour ma part je n’ai eu qu’à envoyer ma demande au recteur.
Puis il a été convoqué et a répété cette fois verbalement les mêmes réponses
aux mêmes questions, posées dans un ordre différent. Entre-temps de mon côté
j’avais reçu confirmation de mon inscription accompagnée de tous les documents
concernant le congrès. Au bout de quelques semaines et de plusieurs
interventions vigoureuses de ma part mon assistant finit enfin par être inscrit
et pu ainsi demander son visa à l’ambassade américaine… auprès de laquelle il
fallut de nouveau batailler pour qu’il obtienne ce que j’avais obtenu en
envoyant simplement un coursier avec un formulaire rempli et mon passeport.
Je sens bien que vous vous demandez pourquoi je vous
raconte tout cela mais je vous demande encore quelques minutes de patience.
Pour nous conformer aux recommandations de l’université
nous avions décidé de nous rendre à New York par deux vols différents. Je pris
un vol sur American Airlines tandis qu’il prit un billet sur El Al.
Au moment d’embarquer mon assistant subit de nouveau un
interrogatoire de la part des agents de la sécurité israélienne, interrogatoire
qui dura suffisamment longtemps pour qu’il rate son avion, de plus on lui fit
comprendre que s’il quittait le territoire il n’était pas sûr qu’il y soit
admis de nouveau et cela en vertu d’un règlement, parfaitement
discriminatoire. Découragé et humilié il
décida d renoncer à me rejoindre.
Ayant appris cela à mon arrivé à New York j’ai tenté sans
succès d’obtenir des explications. C’est seulement après que j’eu menacé de ne
pas me présenter au congrès que le président de mon université a pu me
transmettre la réponse suivante : Mon assistant qui s’appelle Tareq Saïd
et qui est donc arabe israélien, a de surcroît le tort d’avoir un arrière petit
cousin journaliste, soupçonné de sympathie envers les « terroristes du
Fatah ». Personne ne s’était inquiété du fait que j’ai moi-même un grand
oncle, ancien terroriste au sein de la Haganah et responsable de plusieurs
attentats contre l’occupant anglais dans les années quarante.
Ayant obtenu ces explications je me devais de respecter l’engagement
de me présenter aujourd’hui devant vous. Cependant je ne me suis pas engagé à
autre chose que d’être à la tribune et, je le regrette profondément, mais je ne
pourrai pas vous présenter le résultat de nos travaux. En effet, après avoir
pris les avis nécessaires, j’ai décidé, au lieu de les présenter au nom de
l’université de Tel Aviv, de les confier à une revue scientifique de
l’université Birzeit de Ramallah où j’ai déjà eu l’occasion de me rendre et où
j’ai eu l’honneur d’être nommé Docteur Honoris Causa. Au préalable nous
envisageons, Tareq et moi-même, de
déposer un certain nombre de brevets.
Vous comprenez à présent la signification de cette feuille
blanche sur la diapo, la moindre référence publique à nos travaux risquant
d’invalider les brevets envisagés.
Je dois, bien sûr, vous présenter toutes mes excuses pour
vous avoir fait venir aujourd’hui seulement pour exposer mes démêlés avec la
sécurité israélienne mais je prends
l’engagement d’organiser une nouvelle conférence à laquelle vous serez tous
conviés. Je m’engage également à indemniser les organisateurs du présent
colloque de la façon qu’ils jugeront le plus équitable.
Je vous remercie pour votre patience et vous renouvelle mes
excuses.
Je n’attendis
pas la fin des applaudissements ni des sifflets - 20 % de l’audience pour les
applaudissements, 10 % pour les huées et le reste dans l’expectative me
sembla-t-il - et je m’empressais de
quitter la salle par la porte arrière pour éviter tous ceux qui s’avançaient
déjà vers l’estrade, certains pour me féliciter et d’autres sans doute pour
m’insulter.
Avant de rentrer
à l’hôtel je devais encore régulariser la situation vis à vis de l’université
de New York. Je fus immédiatement reçu par son président à qui je remis un
document préparé par avance par lequel je reconnaissais avoir manqué à mes
obligations et m’engageais à en assumer les conséquences. J’avais pris soin de
reproduire dans ce document l’intégralité de mon discours de façon à pouvoir
opposer une version officielle à toutes celles plus ou moins déformées qui ne
manqueraient pas de circuler sur le net compte tenu de ma position assez en vue
en Israël
De retour à l’hôtel je rédigeai un communiqué de presse à l’attention des
revues scientifiques israélienne et à quelques journaux susceptibles de le
publier. J’y reprenais ce que j’avais dit à la Société Américaine de Physique
des Particules en y ajoutant des commentaires plus mordants à usage interne.
Avant de faire
partir ces courriers je m’arrêtai un
moment et réfléchit aux conséquences qui en résulteraient. Bien entendu les
plus graves découlaient de ma démission de l’université de Tel Aviv, mais sans cette démission ma défection au
symposium n’aurait soulevé aucun intérêt
et serait passée par pertes et profit. Je procédai alors aux clics de souris qui rendaient le
processus irréversible et du même coup modifiaient mon avenir de façon
radicale, au moins pour ce qui était du moyen terme.
Après cela
je sentis venir la phase d’épuisement
qui devait suivre immanquablement les trois jours de tension nerveuse que je
venais de traverser, j’ouvris le minibar et, chose que je ne faisais que
rarement, je me servis une bonne dose de whisky.
Jusqu’alors je
m’étais appliqué à fuir toute publicité autour de mon travail et à préserver
soigneusement ma vie privée et voilà que j’avais volontairement attiré les
projecteurs sur moi, mais je savais que ça ne durerait pas longtemps et que je
pourrais rapidement rentrer à nouveau dans l’anonymat. Pour l’heure je
savourais ma vengeance en imaginant la fureur de certains de ministres, dont le
premier, lorsqu’ils se seraient
fait expliquer la nature de mes travaux. Il est peu probable qu’ils comprennent
quelque chose à l’intrication quantique mais ils comprendraient très vite
l’importance des applications potentielles en informatique et surtout
cryptographie. En même temps ma décision avait été douloureuse car comme tous
les israéliens j’étais profondément attaché à mon pays et fier de tout ce qui
avait été accompli, j’avais toujours été loyal envers ses institutions et je
n’avais jamais pris à la légère les questions de sécurité en considérant que
tout gouvernement avait le devoir d’assurer la défense de son pays. Mais
j’étais révolté devant la bêtise de certaines décisions et ne supportais pas
que l’on porte atteinte à la dignité des gens. La moindre manifestation de
racisme était l’une des rares choses qui me mettait vraiment hors de moi.
C’est donc la
rage au cœur que j’avais fait un choix que je comptais pousser très loin car je
savais bien que la vie me serait rendue difficile en Israël et que je n’y
aurais plus avant longtemps les mains aussi libres qu’auparavant pour diriger mes recherches. Dans certains milieux extrémistes qui haïssaient déjà tout ce qui
avait trait à la science et à ses
prétentions d’expliquer l’univers, on ne manquerait pas de m’accuser de
trahison, de me traiter de juif honteux voire
même, pour certains d’entre eux, d’intelligence avec l’ennemi. Plutôt que de me
retrouver au centre d’une polémique et de rumeurs impossibles à combattre, je
resterais donc aux Etats-Unis où je trouverais bien les moyens de poursuivre
mes travaux. La situation de Tarek était sans doute plus difficile. Il était censé rester à son poste en attendant
de voir comment les choses évolueraient à l’université tout en se concertant
régulièrement avec moi afin de coordonner nos prises de positions. Il pensait,
lui aussi, à donner une orientation différente à sa vie et quitter un jour Tel
Aviv pour passer quelques années à l’université Birzeit de Ramallah et y créer
un enseignement en physique des particules.
Je continuai à réfléchir aux conséquences de cette
histoire. Mes amis connaissaient mes opinions politiques et ne seraient pas
surpris. Toutefois je savais qu’un certain nombre d’entre eux, tout à fait
pacifistes et tout à fait de gauche, trouveraient tout de même mille raisons de
désapprouver ma position : Dès lors qu’il ne s’agissait plus de théorie
mais d’actes concrets ils étaient tout à fait capables de virer de bord. Même
chose pour mes certains de mes collègues. L’opinion des uns et des autres
n’était pas ce qui me préoccupait le plus. Je pensais plutôt à tout ce que je
ne pourrais plus faire avant longtemps: traverser la moitié du pays avant
l’aube pour marcher dans le désert avant la canicule, quitter le laboratoire à
midi et traverser la rue pour aller plonger dans la mer et nager pendant une
heure puis manger un sandwich sur la plage avant de reprendre le travail. Une
série d’images disparates me traversaient l’esprit: les champs d’orangers à
perte de vue, ma mère allumant les bougies les soirs de fête, les grandes
tablées dans le jardin de mes parents, la mer morte comme une nappe d’huile
bleue surmontée d’une légère brume. Je finis par m’arracher à ces pensées pour
recenser les problèmes, grands ou petits que j’allais avoir à résoudre dans les
prochains jours puis à la façon dont
j’allais commencer une nouvelle vie dans l’un des centres de recherche
américains qui m’avaient déjà proposé un poste par le passé. Je décidai qu’en toute hypothèse je commencerai par
prendre une bonne semaine de vacance à New York.
Chapitre 3
J’étais plongé dans la contemplation
des deux jeunes femmes assises devant une table de bistrot, elles se faisaient face ; l’une, me
tournant le dos, portait une écharpe jaune et verte autour de la nuque,
l’autre, de face, portait un pull en vé qui
laissait apparaître un triangle de peau très pâle contrastant avec ses
joues et ses lèvre rouges. Toutes deux portaient un chapeau à la mode des
années 30. La table derrière elles était occupée par un homme en costume sombre
et une femme dont on ne voyait que le profil et un bout de chapeau rouge de
même style que les deux autres. L’homme était plongé dans l’ombre tandis que
les trois femmes étaient fortement
éclairées par la lumière rouge qui tombait à travers la fenêtre depuis
l’enseigne lumineuse dont on devinait le sens : Chop Suey.
Je m’étais
souvent amusé à inventer des histoires autour de ce tableau de Hopper que je
connaissais par une reproduction accrochée dans le séjour d’un ami à Tel Aviv,
mais l’original dégageait une toute autre force. Complétement plongé dans
l’étrange univers du tableau je ne fus même pas surpris quand j’entendis derrière moi quelqu’un dire
à voix basse comme en s’interrogeant: Professeur Dov Libermann ? Dans
la pénombre ambiante je reconnu ma voisine du vol Tel Aviv New York.
-
Vous connaissez mon nom ?
-
Je ne le connaissais pas lorsque nous nous sommes croisés
dans l’avion mais par la suite j’ai vu votre photo dans Haaretz et dans Akhbar
Al-Qods. Je suis journaliste et je me demandais justement comment vous joindre
pour vous demander de m’accorder une interview ?
-
Si vous voulez parler de l’affaire du congrès de physique
des particules, j’ai dit tous ce que j’avais à en dire dans les deux articles
que vous avez déjà lus, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.
-
Il ne s’agit pas de parler de cette affaire comme vous
dites. En fait je suis ici en formation professionnelle, je dois traiter un
sujet de mon choix et vous feriez un sujet parfait pour ce que je voudrais
faire.
-
Ravi d’apprendre que je suis un bon sujet pour journaliste
en formation.
Elle
l’interrompit en baissant la voix :
-
On commence à nous fusiller du regard. Vous ne voulez pas
que l’on continue à l’extérieur ?
-
Je suis là depuis plus d’une heure et j’ai à peine vu la
moitié de cette exposition alors si vous avez la patience d’attendre jusqu’à la
fermeture je vous retrouverai au café du musée.
-
Parfait, à toute à l’heure, c’est au niveau 3 à côté de
l’expo permanente de Kandinsky.
Et devant mon
air étonné elle ajouta : j’ai assuré des petits jobs ici pendant mes
études.
Nous eûmes la
même hésitation sur la direction à prendre, elle par discrétion et moi parce
que je préférais poursuivre la visite en
solitaire. J’accélérai donc le pas et sautai deux salles d’un coup tout en me
disant que je reviendrais en arrière plus tard. En fait le charme était rompu
et je renonçai bientôt à poursuivre la visite pour cette fois. Je me retrouvai
donc plus tôt que prévu au café du troisième étage du Guggenheim.
Elle y était
déjà, attablée devant un jus de fruits.
-
Alors dites-moi, en quoi est-ce que je constitue un sujet
pour votre devoir de stage?
-
En premier lieu parce que vous offrez l’occasion de décrire
au lecteur un univers qui l’intrigue. D’après ce que j’ai lu vous étudiez des
phénomènes physiques mystérieux, à priori incompréhensibles pour le grand
public…
-
Incompréhensibles pour moi aussi je vous préviens.
-
Par ailleurs vous représentez l’israélien de gauche
pacifiste, un sujet qui m’intéresse personnellement.
Je me demandais
s’il fallait me fâcher et refuser
l’interview ou si j’allai rentrer dans le jeu et moucher à mon tour cette jeune
présomptueuse mais elle donnait une impression de grande fragilité qui
contrastait avec la raideur de ses
propos. Je décidai de rompre tout de
suite l’engrenage.
-
Ecoutez, je veux bien jouer le jeu de l’interview mais pas
de joute verbale si vous voulez bien.
-
Excusez-moi, je suis désolée.
-
Je vous en prie. Allons-y, Vous connaissez sans doute les
horaires du café, est-ce que nous avons encore une demi-heure pour
l’interview ?
-
Excusez-moi encore je ne vous ai pas dit précisément de
quoi il s’agit : c’est un sujet filmé que je dois faire et je n’ai pas ma
caméra avec moi.
J’eus encore
envie de me fâcher mais je me retins encore une fois.
-
Attendez, vous semblez en savoir beaucoup sur moi alors que
je ne sais pas grand-chose de vous. J’ai vu que vous aviez un passeport
israélien, par ailleurs vu le temps que
vous avez passé devant le guichet de l’immigration à l’aéroport j’ai déduit que
vous deviez être arabe.
-
Bonnes déductions ! vous m’avez donc espionné !
Je ne voulus pas
avouer qu’elle m’avait tapé dans l’œil dès que je l’avais vue dans l’avion.
-
Pas du tout, c’est juste que je me suis dit que j’avais eu
de la chance de ne pas être tombé sur une file bloquée par une jeune fille qui
semblait beaucoup intéresser la police
des frontières. Vous êtes donc arabe israélienne, comme mon assistant Tareq.
-
Pour la nationalité je préfère dire palestinienne d’Israël.
Vous savez aussi que je suis journaliste et que je suis à New York pour une
formation complémentaire. Je m’appelle Miral
Nasir, 27 ans, j’habite Nazareth. En
2005 mes parents ont choisi de retourner vivre prés de leur famille à Gaza mais pour ma part j’ai préféré rester
en Israël et garder une nationalité qui me laisse libre de mes mouvements… à
condition d’être patiente aux passages des frontières. Pour le reste il vous
suffit de taper mon nom sur Internet pour en savoir sur moi autant que j’en ai
appris sur vous par le même moyen. Voulez-vous que j’attende le résultat de
votre enquête pour savoir si vous acceptez de m’accorder cette interview ?
-
Inutile, je saurai me défendre même si je découvre que vous
êtes une dangereuse terroriste. Voulez-vous demain vers 14h ici même, j’avais
l’intention de revenir poursuivre la visite du musée.
Le lendemain je
finissais un sandwich accompagné d’un verre de vin à la cafétéria du Guggenheim
Muséum, il était 14h juste et Miral
passa la porte et se dirigea vers moi. Elle avait à l’épaule un sac photo d’où
dépassait un trépied de caméra. Elle portait un tailleur très strict avait
serré ses mèches frisées dans un petit chignon sans parvenir à les emprisonner
toutes. Visiblement elle avait cherché à se donner un air très professionnel et
à paraître plus âgée.
Il faisait très
beau, juste un peu frais, elle fit remarquer que le Parc, de l’autre côté de la
Cinquième Avenue avec ses magnifiques couleurs
automnales offrirait un cadre rêvé pour l’entretien.
Une fois dans le
parc Miral choisit un banc sur lequel elle m’invitât à prendre place puis elle
vissa sa caméra sur le trépied et l’installa devant le banc. Un gros micro
surplombait l’appareil. Elle me proposa de jeter un coup d’œil sur l’écran de
contrôle. Elle avait pris soin d’avoir en toile de fond la spirale du Solomon
Guggenheim Muséum au travers d’une branche de chêne d’un rouge somptueux.
Elle vint
s’asseoir sur le banc, légèrement tournée vers moi et déclencha la caméra par
une petite télécommande cachée dans sa main.
-
Dov Libermann, vous êtes chercheur en physique quantique,
spécialiste de l’intrication des particules, professeur à l’Université de Tel
Aviv jusqu’à il y a peu car depuis vous avez déclaré vouloir rester à New York
et vous avez décidé de choisir une petite revue scientifique éditée en
Palestine pour publier vos résultats. Merci d’avoir accepté de répondre à mes
questions.
Professeur Libermann, au fait peut-on toujours vous appeler
professeur après votre démission de l’université de Tel Aviv ?
-
Appelez-moi Dov ça suffira.
-
Parfait, c’est d’abord au citoyen israélien que je
voudrai m’adresser. Vu votre âge vous
avez dû participer à la deuxième guerre du Liban en 2006.
Pris de court je
sursautai comme sous l’effet d’une piqûre.
-
Pouvez-vous arrêter de filmer un instant s’il vous
plait ?
Miral ne fut
nullement surprise par ma réaction, elle se leva calmement, arrêta la caméra et
revint s’asseoir à la place qu’elle venait de quitter.
-
Agresser d’emblée vos interlocuteurs c’est une méthode que
l’on vous enseigne dans votre stage de formation ?
-
Pas précisément, c’est le résultat de mon expérience
personnelle : avec les israéliens
de gauche, je veux dire les juifs israéliens de gauche, la discussion se
passe toujours en trois phases : d’abord on se rejoint sur beaucoup de
points, on est pour la paix, le dialogue et la négociation, puis on commence à
approfondir et là on s’aperçoit qu’on ne parle pas du tout de la même chose, les
exigences des uns sont inacceptables pour les autres, chacun trouve que l’autre
partie veut abuser de la situation, le ton monte, frôle la rupture et souvent
on ne fait pas que la frôler. Cependant, parfois, on finit par tenter de
comprendre le point de vue de l’autre et avec un peu de chance on reprend une
discussion approfondie. Avec vous je voulais juste nous économiser une étape.
Elle tentait
vraiment de se montrer sincère et d’enlever toute marque d’agressivité dans son
discours. Son visage s’animait et son regard cherchait le mien comme pour
vérifier que je ne rejetais pas d’emblée ses arguments.
Une réponse
stupide me traversa l’esprit : J’économiserais bien plusieurs étapes d’un
coup si vous le vouliez bien… et avant même que j’ai fini de me faire cette
réflexion je vis un éclair de colère dans son regard. Miral semblait avoir le
don de lire dans les pensées. Je cherchais un moyen d’éviter très vite
l’atmosphère désagréable qui allait s’installer et n’en trouvai pas d’autre que
d’enchaîner sur la question qu’elle m’avait posé :
-
Rebranchez votre caméra, je vais répondre à votre question
sur la guerre du Liban.
Revenus de cet enfer il avait effacé de sa mémoire le
déroulement des faits depuis son entrée dans le Liban à bord d’un blindé
jusqu’à son évacuation avec 30 autres blessés. Restaient cependant ces
images qui revenaient régulièrement sans
raison apparente ni lien avec le présent et qu’il tentait de refouler. Cette
fois au contraire il s’efforça de se les remémorer. Une vision en déclenchait
une autre puis une autre encore. Elles émergeaient progressivement, chaque
souvenir, chaque image en rappelait une autre comme si elles étaient reliées
entre elles par un fil invisible.
Petit à petit des séquences complètes
s’ordonnaient en dehors de toute chronologie : Les premiers signes
inquiétants après une avance trop rapide, les appuis logistiques qui ne
suivaient pas, la voix tendue de l’officier qui, depuis une base invisible leur
intimait l’ordre de poursuivre l’avancée sans pouvoir leur assurer la couverture
aérienne qu’ils réclamaient, le fracas tout autour du blindé, l’impossibilité
de voir ce qui se passait en dehors du petit rectangle du viseur envahi
régulièrement par le éclairs des explosions alentour. Puis tout à coup la
secousse énorme comme si le char avait sauté en l’air avant de retomber à
terre, le tireur affalé au-dessus de lui, le visage à moitié emporté et le sang
qui gouttait sur sa propre tête. Le chef de char qui lui hurlait dessus sans
doute depuis plusieurs minutes.
-
Tu le sors de là et tu reprends le tir bordel ou on se fait
dégommer !
-
Je suis aux transmissions.
-
Y a plus de transmission, reprends le tir et dégage moi
tout ce qui bouge.
Le suivi
thermique pouvait repérer et poursuivre toute cible fixe ou mouvante, il n’y
avait qu’à appuyer sur la gâchette et, sous les hurlements du chef de char il
appuyait comme un fou, les balles de 12,7 mm tirée depuis la mitrailleuse
lourde de la tourelle déchiquetèrent une voiture qui s’avançait vers eux et ses
occupants avec. Il ne sut jamais s’il s’agissait d’ennemis armés ou de simples
civils qui avaient eu la malchance de se trouver là.
Plus tard il
apprit que lors de cette bataille autour de Bint Jbeil, qualifiée de capitale
de la terreur du Hezbollah, il y avait eu d’abord deux chars israéliens
complétement détruits, deux membres d’équipages tués et plusieurs autres
blessés, après quoi le commandement de
Tsahal avait envoyé une formation d’élite, la Brigade Golan dont neuf soldats
furent également tués et vingt-deux autres blessés. Il fallut encore envoyer
une autre brigade de parachutistes d’élite puis trois divisions de réservistes
dont la sienne avec son char Merkava Mk4 présenté partout comme le char offrant
la meilleure protection au monde. Ça n’avait pas empêché l’un des membres de
l’équipage, marié depuis 15 jours, d’être à moitié décapité juste au-dessus de
sa tête. La bourgade ne fût jamais totalement conquise et fût réduite en ruine
par l’artillerie et l’aviation.
Dov avait parlé
longtemps. Le soir était tombé et la torche de la caméra s’était déclenchée
pour combattre le crépuscule. Miral avait déjà changé deux fois la batterie.
L’éclairage faiblit un peu puis un voyant rouge s’alluma. Cette fois Miral
n’eut pas le cœur d’interrompre le
monologue de Dov pour remettre une batterie neuve. Elle le laissa poursuivre
sans filmer. Au bout d’un moment sa voie se brisa au milieu d’une phrase.
Dov était de
taille moyenne, mince mais de corpulence massive et d’allure solide. Il tenait
de son ascendance maternelle méditerranéenne une chevelure abondante, emmêlée
et rebelle, un grand nez droit sur des lèvres bien dessinées. A son père
d’origine lithuanienne il devait ses yeux clairs et c’était étrange de voir cet
homme quelques instants auparavant solide et bourru dévoiler sa fragilité et se
tasser. Des larmes perlaient à ses
paupières et Miral ne put s’empêcher d’avancer la main pour les effacer.
-
Venez, nous allons prendre un café.
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