La cupidité: Gobseck du souk...

Gobseck du souk...
La vieille femme se leva avant l’aube. Elle n’avait pas de quoi payer un taxi collectif pour rejoindre le souk ni même de quoi payer une place dans une de ces petites charrettes tirées par un âne. Elle devra donc marcher plus d’une heure et partir assez tôt pour faire la route avant que le soleil ne soit trop brûlant.
Elle raviva le feu de son kanoun en y ajoutant quelques morceaux de charbon. Au moyen d’un vieux pot de lait Guigoz elle puisa de l’eau dans une jarre et la versa dans une bouilloire noircie qu’elle posa sur le kanoun. En attendant que l’eau boue elle rangea sa couche, puisa encore un peu d’eau pour se laver les mains et le visage et se rincer la bouche puis elle ôta la guenille qui lui servait de chemise de nuit et passa une gandoura. La chambre était propre et bien rangée. À de nombreux détails on pouvait voir qu’elle n’avait pas toujours été misérable.
La bouilloire commença à émettre un jet de vapeur. Elle la saisit avec un chiffon de laine et versa l’eau sur un reste de thé qui avait déjà servi plusieurs fois puis elle porta la théière sur le feu pour en tirer une ultime décoction. Elle coupa ensuite un morceau de pain rassis pour le tremper dans le liquide pâle afin de pouvoir le mâcher. Après ce petit déjeuner frugal elle revêtit son haïk blanc qu’elle ajusta savamment jusqu’à ne laisser paraître que deux yeux noirs, la protégeant ainsi du froid, de la chaleur et des regards des inconnus (note : cette dernière phrase ne me parait pas correcte : changement de sujet).Elle rejoignit ensuite la piste pierreuse puis la route goudronnée déjà envahie par les charrettes en chemin vers le marché.
Le vieil aveugle avait, quant à lui, passé la nuit sous une cahute à l’entrée du souk et n’avait bu qu’un simple verre d’eau avant d’entreprendre son périple. Il se repérait facilement au braiment des ânes et des mulets parqués dans l’enclos puis à l’odeur âcre du crottin mais une fois trouvée l’entrée du souk les ennuis commençaient. D’une semaine à l’autre les marchands changeaient d’emplacement en se chamaillant pour occuper les passages les plus fréquentés sans même respecter la répartition des
 
secteurs par catégorie, de sorte que les odeurs avaient tendance à se mélanger et lui à perdre son chemin.
Au début il réussit à repérer les étalages de quincailleries à l’odeur de ferraille et de graisse et à progresser normalement, précédé de son bâton qui balayait le sol devant lui. Les vibrations du souk avaient déjà atteint un niveau élevé pour un tout début de journée. Alors qu'il écartait les narines pour repérer le mélange d’odeur de laine et de cuir du marchand de bonnets et de babouches il fut saisi par des émanations âcre de tissus neufs. Le fripier avait réussi à déloger le titulaire habituel de ce bout d’allée. Difficile de deviner dans quel sens il s’était étalé et sur quelle longueur. Il dut s’avancer prudemment, pas à pas en tâtant le terrain de son bâton, de droite à gauche et de gauche à droite. Les commentaires des clients, et les invectives du marchand lorsqu’il mordait sur son étalage, combinés aux fluctuations des odeurs de tissus lui permirent de dessiner mentalement l’espace occupé par la fripe. Il s’en éloigna aussi vite qu’il put pour retrouver le terrain réservé aux fruits et légumes qu(dont) aucun autre commerce ne tentait de s’emparer. Il put ralentir pour longer les empilements de fruits disposés sur des nattes qu’il devait éviter de piétiner sous peine de prendre de rudes coups de canne de la part des vendeurs.
La foule se faisait plus dense et les bousculades plus rudes et il devait parfois s’agripper aux passants pour ne pas tomber. Certains le repoussaient sans égards pour son infirmité mais la plupart lui prenaient le bras pour le remettre d’aplomb et l’orienter dans la bonne direction.
Il progressa ainsi, tant bien que mal, jusqu’à ce que les odeurs d’oignon et d’ail aient remplacé celles des oranges et des bananes. En toute logique il devait arriver aux étals d’épices et d’herbes aromatiques. Il marqua un temps d’arrêt et s’apprêta à distinguer les bouffées successives de parfum. Puissante odeur du persil, odeurs amères
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de la coriandre et du thym, effluves fraîches et toniques de la verveine avec par dessus tout, comme un arrière plan de tableau, l'odeur poivrée de la menthe sauvage.
En ce début d’automne il faisait frais tant que le soleil ne s’était pas élevé au dessus des toits.
Un haut parleur criard relayait les boniments du guérisseur qui décrivait l’efficacité d’un onguent pour soigner le rhume, la chute des cheveux, le mal de dos et qui pouvait, en une seule prise, débarrasser votre enfant du ver solitaire.
Après les herbes il poursuivit son chemin guidé par les senteurs des épices rangées en pyramides pointues. Parfums suave des piments doux, bouffées de cannelle derrière les pointes de clou de girofle et alternance de ras el-hanout et de curry (pourquoi en italique ?). À ce stade son ventre commençait à le tirailler. Plus qu’il n’avançait il était porté par la foule qui le poussait vers les relents douceâtres et légèrement fétides des éventaires de bouchers. Encore quelques bousculades et il plongea dans les volutes de fumées échappées des grilles du marchand de brochettes. Il s’en arracha à regret, obliqua à gauche et avança tout droit jusqu’à sentir le parfum délicieux du thé à la menthe. Lorsque qu’il ressentit sur son visage la tiédeur échappée de la tente du gargotier il tapota de sa canne le deux montants opposés de l’ouverture, fit deux pas de côté, retroussa sa djellaba et s’assit sur les talons juste à droite de l’entrée. Le front levé vers le ciel et les yeux dans le vague, il commença à remuer la tête de gauche à droite et de droite à gauche en psalmodiant de longues litanies interrompues de temps en temps par les bénédictions dont il gratifiait les bonnes âmes qui faisaient tomber une obole dans sa sébile, en prenant soin de bien faire sonner les pièces contre le bois. Bismillahi rahmani rahim, au nom d’Allah le miséricordieux, le charitable, qu’Allah te couvre de ses bienfaits, qu’il protège tes parents, qu’il bénisse tes enfants et les enfants de tes enfants, que ta maison soit pleine, qu’il éloigne de toi le mauvais œil... Il ajustait la longueur et la ferveur de ses bénédictions au montant de l’obole qu’il évaluait
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précisément au son que faisait la pièce en tombant dans la sébile. Maigres pièces d’un ou deux centimes plus légères qu’une plume, pièces plus lourdes de 10 ou 20 centimes ou, beaucoup plus rarement, pièce de un Dirham dont le son mat résonnait agréablement à ses oreilles. Dans ce cas il se hâtait de prélever le précieux don pour l’enfouir dans une profonde poche sans compter dessus pour atteindre le montant qui lui permettrait de s’offrir un verre de thé bien sucré et un morceau de pain frotté d’un peu de graisse.
Alors qu’il y était presque, il perçut de loin le claquement irrégulier des babouches d’Abdeslam El Hench1 le bien nommé.
L’horrible Abdeslam avançait en abattant fortement les pieds comme si à chaque pas il était surpris d’avoir une jambe plus courte que l’autre.
Tous les jours de marché il tentait de surprendre le mendiant en renversant sa sébile comme par inadvertance pour ensuite ramasser les pièces éparpillées et les lui rendre après en avoir détourné une bonne moitié vers sa poche. La manœuvre ne réussissait plus souvent car même lorsqu’il prenait soin d’avancer sans faire de bruit les marchands lançaient un retentissant « Andek El Hench ! » « Gare au serpent !», prenant parti pour le mendiant contre l’insatiable Abdeslam connu pour ne rater aucune occasion d’ajouter un sou au magot qu’il avait déjà accumulé par différents moyens plus ou moins licites. Le serpent entrait alors dans une colère froide comme si on lui avait volé son dû et il se promettait de se venger car un jour ou l’autre chacun des ces marchands ou leurs épouses auraient besoin de ses services. Il se rembourserait alors au centuple.
La barbe au vent et tout en fulminant contre la paresse des mendiants et la cupidité des marchands, il se replia bredouille sous la tente du vendeur de thé à la menthe où il
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s’empara d’une chaise en se gardant bien de commander le moindre verre, comptant se le faire payer par le premier quémandeur qui viendrait solliciter ses services.
Le soleil s’était élevé au dessus des arbres et le souk prenait des couleurs plus vives au fur et à mesure que les rayons gagnaient les étalages. La palme revenait au marchand de pigments avec ses étagères garnies de pots déclinant toutes les nuances de rouge, de bleu, de jaune et d’ocre.
El Hench n’en paraissait que plus terne dans son vêtement de travail habituel: Une djellaba délavée au-dessus d’un pantalon aux poches profondes et cachant une choukara crasseuse. Sous le capuchon de son burnous un turban blanc sale entourait son crâne rasé. Il tenait à la main une canne noueuse dont il ne se séparait jamais.
Par la large ouverture de la tente on pouvait observer le va-et-vient de la foule. Le vieux grigou scrutait ceux qui entraient ou sortaient et supputait ce que pouvaient contenir chaque panier.
La vieille venait d’arriver après une heure et demie de marche. Aussi démunie qu’elle était elle ne manqua pas de déposer une pièce de dix centimes dans la sébile du mendiant aveugle et de s’enquérir de sa santé avant de se résoudre à aborder le vieux filou.
Veuve d’un travailleur émigré décédé alors qu’il venait de prendre sa retraite elle se trouvait complètement démunie et, tout en étant mortifiée d’en arriver là, elle salua poliment Abdeslam et lui demanda s’il pouvait la dépanner en attendant la pension de réversion qui allait mettre un certain temps avant de lui être accordée. Elle pouvait lui jurer sur ce qu’elle avait de plus cher qu’elle y avait bien droit, un ami de son mari le lui avait garanti.
Qu’elle ait droit ou non à la pension El Hench n’en avait cure. Il ne pratiquait pas de prêt car la pratique de l’usure était prohibée par le prophète, et le prêt sans usure, quel intérêt ?
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En revanche il savait beaucoup de choses sur toutes les familles des douars alentours et il était capable d’énumérer tout ce que leur maigre patrimoine recelait de monnayable, parfois mieux qu’elles n’auraient pu le faire elles-mêmes. La première tâche consistait à évaluer ce qu’il allait pouvoir soutirer à la veuve.
- Aji ya benti, vient ma fille, assieds-toi et commande-toi un verre de thé pour que nous puissions discuter tranquillement de ton affaire, et il faisait signe au marchand d’apporter une théière pour deux. Dis au vieux Abdeslam ce qu’il peut faire pour toi en attendant l’arrivée de ta pension que Dieu te l’accorde Inch’Allah car il n’y a que lui qui décide de ce qui nous est dû.
La veuve déclina alors tous ses malheurs, les médicaments dont elle avait besoin, les sommes que lui réclamait son logeur, l’huile, le sucre et la farine qu’elle n’avait pas pu acheter depuis plusieurs jours. Au fur et à mesure de ces (mot manque)le Serpent évaluait le montant correspondant tout en passant en revue ce qu’il savait ou pouvait supputer des biens monnayables que la veuve n’avait peut-être pas encore vendus ou gagés avant d’avoir recours à lui. Connaissant la réputation du vieux elle n’était sûrement pas venue les mains vides mais il fallait qu’elle comprenne bien que ce qu’elle s’était résolue à sacrifier ne serait pas suffisant.
- Tu sais ma sœur que les temps sont difficiles. Je ne suis ici que pour faire mon devoir de bon musulman en aidant mes coreligionnaires. Mais les sous je ne les fabrique pas, tout ce que je peux te donner il faut que je l’obtienne de quelqu’un qui me réclamera toujours plus. La plupart du temps je dois ajouter de ma poche de quoi calmer leur insatiable appétit de chiens voraces. Alors dis-moi ce que tu peux céder à ces requins et je tâcherai d’en tirer pour toi le maximum.
La pauvre femme sortit de sa gandoura un vieux chiffon qu’elle dénoua sur ces genoux. Il renfermait un collier formé de plusieurs boules d’ambre séparées par des pièces de monnaie anciennes ainsi qu’un bracelet de la même facture. Le serpent fit le
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calcul mentalement. Un collecteur lui en donnera 300 Dirhams et le revendra lui même pour 600 DH à un entremetteur qui en tirera 1500 DH auprès d’un bazariste, lequel le revendra pour 5000 DH à un touriste de passage ou au pire pour 4000 à un collectionneur qui sera ravi de venir de la ville après avoir reçu la photo des deux pièces.
- Ma pauvre fille qu’est-ce que tu veux qu’on me donne pour ces vieilleries, personne n’en veut plus aujourd’hui. Ils ne veulent que de l’or ou de l’argent. Si j’en tire 6000 Rials2, avec l’aide de Dieu, ce sera un miracle. Je veux bien te les avancer sans être sûr de les récupérer moi-même mais si tu a besoin de plus de 6000 Rials il faudra bien que tu trouve autre chose à sacrifier .
- Que Dieu me protège, je n’ai rien de plus à te donner. J’ai déjà tout vendu pour enterrer mon mari en bon musulman.
- Je sais ma pauvre fille, nous en sommes tous là mais je ne peux pas te laisser sans secours. Tu as toujours un de ces vieux tapis que tissait ta pauvre mère, que Dieu la garde en son vaste paradis?
- Oui mais c’est tout ce qui me reste d’elle, paix à son âme.
- Je sais, je sais, la sainte femme mais que veux-tu... dis-moi ma fille, il n’est pas troué, il recouvre bien toute la surface de ta salle à manger?
Muni des renseignements demandés le vieux grigou fit rapidement un second calcul calcul : 100 DH pour la vieille, 400 pour lui et au final 4000 DH auprès d’un européen après un simple lavage et séchage au soleil. Vivement que sa petite-fille sorte de l’école en sachant parler le roumis3 il pourra alors se passer de tous ces voleurs d’intermédiaires et empocher lui même les gros bénéfices.
2 Les petites gens continuent à compte en ancienne monnaie : 1 Rials = 5 centimes de Dirham, 6000 Rials= 300 Dirham soit environ 30 €
3 De romain, désigne les Européens en général
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En insistant encore un peu il réussit à gagner la gratitude de la vieille en lui extorquant une théière en étain qu’il lui échangea contre une des ces théières chinoises rutilantes qui, lui dit-il, lui ferait le même office tout en étant beaucoup plus jolie.
Voilà qui le consola de son échec avec le mendiant aveugle. Certes, il avait fallu débourser 130 Dirhams pour en gagner à peine 900 ou 1000 alors qu’avec un peu de patience il aurait pu faire mieux. Il regretta aussi de n’avoir pas choisi de ne donner qu’un acompte jusqu’à ce que la marchandise soit vendue. Il aurait pu alors déclarer qu’il avait surestimé la valeur des objets et renégocier le solde à verser. Voilà ce que c’était que de vouloir faire le bien. Mais il était encore tôt et la misère était bien partagée dans la région. Elle lui amènera sûrement encore d’autres clients dans la matinée et cette fois il ne se laissera pas attendrir si facilement.
Jacques, Paris le 18/03/2017
  
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