L'ACCIDENT. Quand moi n'est plus moi... janvier 2016

L’accident
Quand moi n’est plus moi…

            Après un accident suivi de 8 ans de coma je repris conscience et récupérai progressivement mes capacités motrices mais  j’avais tout oublié de mon passé et je ne savais plus qui j’étais.  L’équipe médicale qui avait suivi l’évolution de mes capacités mentales n’avait pas réussi à caractériser précisément les troubles dont je souffrais. Les experts appelés à la rescousse n’y avaient pas plus réussi, les signes cliniques et examens d’imagerie médicale cérébrale ne correspondant à rien de connu jusqu’alors. Ils m’expliquèrent que, schématiquement, la mémoire pouvait être décomposée en trois grandes  fonctions : la mémoire procédurale qui concerne les savoir-faire et les gestes habituels  grâce auxquels on peut exécuter les actions qui ne nécessitent pas une démarche consciente comme faire du vélo ou marcher en évitant les obstacles,  la mémoire épisodique, grâce à laquelle chacun conserve la connaissance de son histoire personnelle et ses souvenir autobiographique et enfin la  mémoire sémantique  qui touche aux concepts abstraits, aux connaissances générales telles que le nombre de jours de la semaine et aussi au langage. J’avais conservé la première et la troisième composante de la mémoire, ce qui me permettrait de faire face à toutes les nécessités de la vie quotidienne mais j’avais perdu complètement la mémoire épisodique. N’ayant pas réussi à rapporter les troubles dont je souffrais à une   pathologie connue ils lui attribuèrent  un nom : Amnésie rétrograde totale, la nouveauté  résidant essentiellement dans le « totale »  car jusqu’alors tout les manuels médicaux indiquaient que l’amnésie rétrograde n’était jamais totale. Les patients perdent le souvenir de certains évènements ou certaines périodes de leur vie antérieure mais jamais la totalité de leurs souvenirs. Personnellement je bénéficiais de la totale Je trouvais cependant que le plus étrange dans cette appellation résidait dans le terme « rétrograde » et je leur demandai si cela sous-entendait qu’il y avait une amnésie consistant à ne pas se souvenir du futur ! Cela n’eut pas l’air de les amuser et ils m’expliquèrent qu’on parlait d’amnésie rétrograde par opposition avec l’amnésie « antérograde » qui consiste à oublier les évènements au fur et à mesure qu’ils se produisent.
            Ayant correctement nommé ma pathologie la faculté estimait avoir bien avancé tandis que de mon côté, avec aucun souvenir de ma vie antérieure, je n’avais plus de véritable identité. Tant que je n’aurais pas retrouvé cette fameuse mémoire épisodique moi n’étais plus moi. On m’invita cependant à me réjouir car j’avais conservée intacte ma mémoire sémantique et que j’avais, leur semblait-il, gardé une intelligence honorable et une capacité de raisonnement plutôt supérieure à la moyenne ! Ils ajoutèrent que je représentais un cas très intéressant pour la science cognitive tout particulièrement dans le domaine passionnant,  disaient-ils, de la conscience de soi, domaine où tout était encore à découvrir.
J’eu droit à un cours sur l’état des connaissances en neurosciences cognitives et comportementales, histoire de titiller ma curiosité et aussi de me faire admettre qu’au fond j’étais plutôt chanceux car J’aurais pu revenir du coma avec des pathologies bien plus invalidantes telles que l’hémi négligence qui consiste à ne plus avoir conscience de tout ce qui se passe dans une moitié de son champ de vision, en général la partie gauche. On me décrivit aussi la prosopagnosie qui consiste à ne plus être capable de reconnaître un visage ou encore le, plus rare, syndrome de Capgras ou délire des sosies qui consiste à bien reconnaître les visages des proches tout en étant convaincu qu’il s’agit de sosies cherchant à vous manipuler. Il me racontèrent ainsi le cas tout à fait remarquable d’un patient atteint de ce syndrome et qui, tout en affirmant à sa femme qu’elle n’était que le sosie de sa véritable épouse, lui faisait des avances sexuelles tout à fait explicites, se proposant ainsi de tromper sa femme avec elle même et la soumettant de ce fait au dilemme cornélien, dans tous les sens du terme, entre se refuser à son mari ou se faire l’instrument de son propre  cocufiage !
            Malgré tout  l’intérêt de tous ces singularités et des neurosciences cognitives en général, je me souciais peu de devenir un cobaye humain et me préoccupais plutôt de savoir si j’avais une chance de retrouver mon moi antérieur ou si je devais y renoncer et entreprendre de m’en construire un de toute pièce.
            Ne pouvant répondre à cette question les médecins me proposèrent une solution intermédiaire consistant à demander à tous ceux qui m’avaient connu avant mon accident de mettre par écrit tout ce qu’ils pouvaient raconter de mon passé. J’étais encore passablement perturbé et incapable de comprendre ce qui m’arrivait et je les laissais tenter cette reconstitution du moi par les autres.  Famille, amis, collègues ou voisins, tous acceptèrent de jouer le jeu. L’abondante documentation récoltée fut classée tant bien que mal par ordre chronologique et mise à ma disposition dans l’idée de m’aider à reconstituer mon histoire et à tenter de me réapproprier mon identité passée. L’expérience me paraissait bien étrange. Je décidai donc de prendre le temps d’y réfléchir avant de m’y prêter et je partis m’isoler loin de tout dans la maison de mon enfance restée inoccupée depuis la mort de mes parents.   
            J’y retrouvai un décor d’un autre âge qui m’invitait à repartir loin en arrière. La chambre à coucher avait vu passer mes parents, mes grands-parents et peut-être même mes arrière-grands-parents  vu son style vieille France et son mobilier désuet. J’avais apporté avec moi toute la documentation censée résumer mon passé et je l’avais séparée en deux  parties, dans un attaché-case mes papiers d’identité et autres documents officiels et dans une sacoche de voyage les écrits de mes proches. J’hésitai longuement avant d’ouvrir la sacoche et de survoler quelques textes avec beaucoup de réticences et beaucoup d’appréhension. Très vite je me rendis compte que  tout cela ne pouvait constituer qu’une image fragmentaire, sans relief, incomplète et totalement impropre à restituer l’histoire d’une vie. Je réalisai aussi que jamais de tels récits, quels que soient le talent et la sincérité de leurs auteurs ne me permettraient de reconstituer une identité susceptible d’être intériorisée et de plus je ne  pouvais accepter d’être perçu comme un réceptacle vide que l’on remplirait d’une histoire fournie par d’autres.
            Après mûre réflexion je décidai de faire abstraction, de ce passé en papier et de démarrer une nouvelle vie, sans passé, de me constituer une identité à partir de ce que j’étais à présent et non pas à partir de ce que les autres avaient retenu d’un moi qui n’existait plus.
            Nul doute que la mélancolie qui émanait de cette chambre à coucher n’était pas pour rien dans ce choix. L’horrible lustre à pampilles assorti aux appliques de la même veine, la petite descente de lit ratatinée, la pendule arrêtée depuis des années, et ce portrait de soldat des colonies dont le souvenir n’avait probablement aucune chance de revivre à partir des récits de mon passé, tout me poussait à fuir avant de sombrer dans la neurasthénie.   
            Je laissai en plan la sacoche et  l’attaché-case dans la chambre à coucher que je fermai à clé et je m’installai un lit dans une pièce plus banale, moins marquée par les relents du passé.
            Les tests que j’avais subis m’avaient rassuré au moins sur un point : je disposais de toutes mes facultés intellectuelles et de la capacité à raisonner. J’allais juste noter quelques éléments essentiels sur moi avant de me lancer dans ma nouvelle vie. Je retrouvai facilement  l’usage de l’ordinateur qu’on avait mis à ma disposition  avec une connexion à Internet et j’ouvris un fichier Excel pour y consigner un certain nombre de données de base avec leur degré de fiabilité:
- Identité : je déclinai mes nom, prénom et date de naissance en mentionnant en marge : appris à l’hôpital.
- Situation familiale: Célibataire  avec la mention: selon les papiers d’identité retrouvés.
- Profession: Inconnue, épisodiquement serveur selon un passage entraperçu dans les documents de la sacoche.
- Formation, scolarité: Inconnus pour l’instant, Probablement mentionnées dans les papiers de l’attaché-case non consultés pour le moment.
- Psychologie, personnalité caractère. Largement inconnu pour l’instant mais je me perçois comme plutôt calme, optimiste, curieux, bienveillant.
- centres d’intérêt, hobbies, passion : Indéterminés… pour l’instant intéressé d’abord à découvrir qui je suis ou plutôt qui je veux être.
            A ce stade je m’arrêtai de nouveau jugeant tous ces efforts bien futiles et vains. A plusieurs reprises je fus tenté de reprendre la lecture de mon histoire vue par les autres jusqu’au moment où, dans un moment d’exaspération soudaine je pris la clé de la chambre à coucher et allai la jeter dans une bouche d’égout en me disant que je reviendrais faire connaissance avec cet inconnu que j’avais été lorsque je me sentirais de nouveau quelqu’un, que je serais en mesure de le connaître de l’extérieur et de l’accepter ou de le rejeter.
J’écartai aussi l’idée de reprendre contact avec tous ceux qui m’avaient connus avant l’accident. Rencontrer des gens qui en savaient sur moi plus que moi-même me semblais insupportable. Il me fallait me créer un nouvel environnement, compléter ma connaissance du monde où je vivais désormais, me constituer de nouveaux souvenirs, bref vivre quelques mois dans ma nouvelle peau « et puis on verra bien… ».
            Ma première préoccupation fut de trouver un travail pour m’insérer dans la vie active « normale » et pour me procurer un revenu sans dépendre d’une quelconque allocation. Lors du très bref survol que j’avais fait sur mes papiers d’identité j’avais appris qu’avant l’accident j ‘avais été serveur au moins une fois dans ma vie. Je répondis à plusieurs annonces, et ne disposant d’aucun diplôme ou certificat à présenter je fus très heureux d’être engagé pour un remplacement dans un café place Jussieu, fréquenté principalement par des étudiants et des chercheurs de l’Université Pierre et Marie Curie située juste en face.
            Très vite je me fis apprécier par la clientèle aussi bien que par mon employeur. J’étais avide de tout apprendre et tout ce que j’entendais au cours de mon service m’intéressait. Je réussissais à faire parler les gens sans les questionner et sans paraître envahissant ou indiscret. Le café était le point de rendez-vous d’une équipe de mathématiciens qui prirent l’habitude de s’attabler de mon côté de la terrasse et d’échanger toujours quelques plaisanteries avec moi avant de passer commande puis de se plonger dans des discussions passionnées.  J’étais fasciné par leurs conversations dans un jargon complètement hermétique que j’avais d’abord pris pour une langue étrangère puis pour une sorte de langage codé. Lorsqu’un de ces chercheurs se trouvait seul je tentais de le faire parler, ce qui se révélait en général assez facile. Je prenais alors un grand plaisir à l’écouter décrire ses travaux même si je n’y comprenais pas grand chose en dépit des efforts de simplification qu’il avait l’impression de faire. Cependant, petit à petit je finissais par saisir quelques notions simples que je retournais dans ma tête le soir avant de m’endormir.
            L’un de mes clients les plus assidus était le plus jeune garçon de la bande de mathématiciens. Les autres l’appelaient Goldo. Il devait avoir à peine 25 ans et semblait promus au plus bel avenir au panthéon des mathématiciens. Passionné et passionnant il entreprit de m’exposer le thème de ses travaux. Pour cela il commença   par m’expliquer ce qu’était un nombre premier :
-       Un nombre premier c’est un nombre auquel on ne peut trouver aucun diviseur, un nombre indivisible quoi. La définition mathématiquement rigoureuse dit que c’est un nombre qui ne peut être divisé que par 1 et par lui même. Les premiers nombres premiers sont 2, 3, 5, 7, 11, 13,17, 19.
Jusque là je n’eu aucun mal à comprendre et je poursuivi moi-même : 23, 29, 31. Goldo fut enchanté de constater que ses explications avaient été efficaces et, ainsi encouragé il s’empressa de prolonger son cours élémentaire :
-       Il n’existe que deux nombres premiers consécutifs : 2 et 3 mais il en existe une infinité qui diffèrent de deux.  On les appelle nombres premiers jumeaux comme 3 et 5, 5 et 7, 11 et 13.

Sans avoir réfléchi j’ajoutai spontanément:
-       17 et 19, 29 et 31,
-       Bravo ! Il y a aussi les nombres premiers cousins qui sont séparés par 4 nombres consécutifs : 3 et 7, 7 et 11, 13 et 17.
Je fronçai les sourcils et, après quelques instants de réflexion :
-       19 et 23, 37 et 41.
            Un peu surpris mais enchanté il me félicita pour mon agilité intellectuelle dit-il. Il poursuivit alors avec la définition des nombres premiers, dits sexy, qui sont séparés par 6 nombres consécutifs, sans même remarquer mon air amusé tant il était habitué à cette facétie du langage mathématique. Il entreprit alors de m’expliquer le thème précis de ses recherches : une affirmation toute simple, presque triviale appelée La Conjecture de Goldbach, du nom du mathématicien qui l’avait énoncée pour la première fois en 1742.
-       Et c’est pour ça que vos amis vous appellent Goldo ?
Craignant d’avoir été indiscret je regrettai aussitôt d’avoir posé la question mais Goldo était trop pris par son sujet pour se formaliser. Il acquiesça et poursuivi.
-       Une conjecture est une affirmation dont on est à peu près certains qu’elle est juste mais sans pouvoir le démontrer. Celle de Goldbach peut être énoncée tout simplement comme suit : Tout nombre pair est la somme de deux nombre premiers.
Cette affirmation me sembla si banale que je m’exclamais
-       Et votre travail consiste seulement à essayer de démontrer çà ?
-       Démontrer, pas vraiment, je ne suis pas si prétentieux. Disons que la démonstration passe par plusieurs étapes successives. C’est un très long processus auquel participent des dizaines de mathématiciens à travers le monde et de mon côté j’essaye juste de faire avancer ce processus un tout petit peu.
J’étais de plus en plus surpris.
-       Ça ne semble pourtant pas si compliqué. Laissez moi vérifier. Pour 4 pas de problème: 4= 2+2, pour 6 = 3+3, somme de deux nombres premiers. Tiens, pour 10 il y a même deux solutions : 3+7 ou 5+5.
-       Oui, et aussi  pour 12= 5+7, 14 = 7+7 mais il ne s’agit pas de vérifier avec tous les nombres pair un par un. On n’en finirait jamais. On a bien établi des programmes d’ordinateurs qui prennent tous les nombres pairs un par un et vérifient que la conjecture est vraie mais on ne peut pas se contenter de laisser ces programmes se dérouler jusqu’à ce qu’ils tombent éventuellement sur un nombre pair qu’ils n’arriveraient pas à décomposer en deux nombres premiers, car si, comme on en est convaincus, la conjoncture est exacte ça durera indéfiniment. Voilà pourquoi on cherche une démonstration générale.
            Goldo poursuivit ses explications mais je n’écoutais plus. Je m’étais lancé mentalement dans la recherche d’un contre-exemple et j’éprouvais une grande délectation à ce genre de gymnastique de l’esprit, je ressentais le besoin de faire fonctionner mes neurones tout comme un athlète éprouve du plaisir à faire jouer ses muscles.
            Je continuai encore en rentrant chez moi mais force me fut de constater que je ne trouvais aucun contre exemple. Je m’assit alors à ma table de cuisine muni d’un crayon et d’une feuille de papier et tentais, sans grande conviction, de chercher le début d’une démonstration générale mais ma feuille resta désespérément blanche. Je changeai alors de tactique et me mis à chercher sur le Net ce qui avait pu  être dit sur le sujet. J’y passai plusieurs heures, lisant tout ce qui me tombait sous la main. Lorsque je me résolus à suspendre cette errance à travers tous les sites consacrés à Goldbach et à sa conjecture je m’aperçus à ma grande stupéfaction qu’il était presque l’heure de reprendre mon service pour les cafés des premiers clients. Après une douche prise rapidement  je me présentai à mon poste sans avoir dormi, étonné moi même de me sentir en parfaite forme comme si j’avais passé une nuit de sommeil complète.
            Je me promis de ne rien dire de mes vaines tentatives  de démonstration et d’éviter même d’aborder la question jusqu’à nouvel ordre. Ce soir là je résistai à la tentation de reprendre mes investigations sur Internet mais avant de m’endormir je ne pus m’empêcher de retourner mentalement le problème dans tous les sens. En pleine nuit et dans un demi-sommeil je revoyais les pseudo-démonstrations dont d’innombrables petits génies parsemaient leurs blogs et sans même le chercher vraiment je trouvais rapidement les failles dans leurs raisonnements.
            Les jours suivants je ne cherchai plus à provoquer la discussion avec Goldo ni avec les autres mathématiciens. Je faisais mon service comme un automate, entièrement perdu dans mes pensées. Les clients qui me connaissaient un peu voyaient bien que quelque chose n’allait pas, mais, par discrétion, ils ne disaient rien. Cependant, tous les soirs, sitôt rentré chez moi je reprenais mes investigations sur Internet. Je ne m’intéressais plus aux blogs car j’étais tombé sur une revue scientifique où avaient été récapitulés toutes les étapes récentes sur le chemin de la démonstration de la conjecture. Je les lus toutes et à ma grande surprise je comprenais toutes les démonstrations de ce que les mathématiciens appellent des conjectures « faibles », étapes intermédiaires démontrant, par exemple, que, sous telle ou telle condition un nombre pair peut être décomposé en produits de deux nombres premiers. L’ultime résultat atteint datait de 1973 et avait été obtenu par Chen Jingrun, un mathématicien chinois qui avait réussi à démontrer que tout nombre pair peut s’écrire comme la somme d’un nombre premier et d’un nombre « semi-premier », c’est-à-dire produit de deux nombres premiers. Par exemple 42 = 17+5*5. La démonstration tenait en plusieurs dizaines de pages que je lus et relus, avec une délectation croissante. A ce stade j’avais acquis la conviction que quelque chose ne collait pas dans ce que je croyais savoir de ma biographie. Si j’avais été garçon de café avant mon accident ce ne pouvait être qu’à titre occasionnel, en fait j’avais sans doute été mathématicien ou, à tout le moins, étudiant en mathématique. Je décidai donc d’aller vérifier ce que contenaient les papiers enfermés dans la chambre à coucher de la maison familiale. C’est seulement devant la porte fermée de la chambre que je me souvins en avoir jeté la clé dans une bouche d’égout. Il fallu faire venir un serrurier et sans papier d’identité ni titre de propriété ce fut un peu compliqué. Je me gardai bien de raconter les péripéties qui m’avaient amené à cette situation mais sur l’engagement de fournir les papiers demandées sitôt que la chambre aura été ouverte j’arrivai à convaincre le serrurier d’intervenir.
            Je passai une demi journée à fouiller dans toute la documentation réunie sur moi en ne m’intéressant qu’à trouver la trace d’un passé de mathématicien. N’en ayant trouvé aucune je décidai de demander l’aide de Goldo pour résoudre le mystère. Aussitôt que je le revis je lui demandai de m’accorder quelques heures après mon service. A ma façon de l’aborder Goldo comprit que c’était important mais il était loin de se douter de ce qu’il allait entendre. Je lui racontai mon histoire d’accident et de perte de mémoire et de mes capacités à comprendre des démonstrations mathématiques apparemment inaccessibles au commun des mortels. Sur ce dernier point Goldo eu du mal à me croire. Impossible, me dit-il, même pour un mathématicien surdoué, d’assimiler, en une nuit, la démonstration de Chen Jingrun, alors pour quelqu’un qui connait la définition des nombres premiers depuis seulement quelques jours… ! Je devais forcément le mener en bateau. Un moment il me soupçonna d’être un chercheur d’une équipe concurrente essayant de découvrir l’état de ses propres recherches mais il les connaissait tous. Je devais donc être un étudiant embauché et briefé pour l’espionner. Ce ne serait pas la première fois que des scientifiques auraient eu recours à des coups tordus pour battre une équipe concurrente. Il décida de me mettre à l’épreuve.
-       Je pense que je vais pouvoir t’aider assez facilement à trouver qui tu es car il n’y a pas, en France, plus d’une centaine de personnes capables de comprendre la démonstration de Chen Jingrun. Mais avant je te demande un service : est-ce que tu veux bien prendre connaissance de l’état actuel de mes recherches et me dire ce que tu en penses.
            Au début je fus flatté par cette proposition. Je devais m’apercevoir par la suite qu’il avait juste voulu me tendre un piège et que le manuscrit qu’il m’avait fourni n’était pas la dernière version de ses travaux mais une version ancienne relatant une piste qu’il avait abandonnée. Quoi qu’il en soit j’étais ravi de pouvoir me plonger dans ce document car tout compte fait l’exercice m’intéressait bien plus même que la recherche de mon identité véritable. Goldo estimait qu’il me faudrait au moins une semaine pour lire son travail. J’étais bien plus impatient et finalement nous décidâmes de nous retrouver 3 jours plus tard à la même heure. Je repartis avec les 250 pages que Goldo m’avait données comme étant la dernière mouture de son travail. Je pris un congé auprès de mon patron et j’y passai pratiquement  les trois jours suivants ne dormant que quelques heures par nuit et mangeant ce qui me tombait sous la main tout en continuant à lire, à annoter des passages et en biffer d’autres. Arrivé un moment, vers la moitié du document, je mis de côté tout ce qui suivait et pris un bloc de papier sur lequel j’explorai une voie nouvelle, dérivée des premières pages.             Au petit matin je pensais avoir réussi à établir une piste qui me semblait plus intéressante que celle que suivait le travail de Goldo. J’avais démontré que tout nombre pair peut s’écrire comme la somme d’au plus 6 nombres premiers. Bien sûr la conjecture de Goldbach est bien plus simple puisqu’elle prétend que 2 nombres premiers suffisent mais j’étais trop fatigué pour pouvoir tenter d’aller plus loin et je m’endormis sur ma table de travail pour me réveiller juste à temps pour reprendre mon service qui débutait ce jour là à 14h. Jusqu’au moment de mon rendez-vous avec Goldo je ne cessai de chercher comment poursuivre ma démonstration pour atteindre le but final : Tout nombre pair peut s’écrire comme la somme de deux nombres premiers. Le soir je me rendis chez Goldo et je lui rendis son manuscrit plus le complément que j’avais rédigé dans la nuit. Il commença par jeter un coup d’œil sur les remarques et corrections que j’avais apportées à son travail puis sans dire un mot il se saisit de la suite que j’avais rédigée et s’y plongea avec avidité. J’attendais patiemment qu’il ait fini mais il n’arrêtait pas de revenir en arrière et de relire plusieurs fois chaque passage. Une dernière fois Il relu l’ensemble puis posa son stylo et sans rien dire  il se mit à m’observer avec l’air de penser mais quel est ce phénomène et d’où sort il. Au bout d’un moment je risquai un timide « Alors ? ».
-       Alors si je ne me trompe pas vous venez de rejoindre l’étape la plus avancée de la démonstration de la conjoncture de Goldbach.
-       Mais je n’arrive qu’à démontrer que tout nombre pair peut être décomposé en  comme la somme de 6 nombres premiers. Ça fait encore 4 nombres de trop par rapport à ce qu’affirme la conjecture de Goldbach.
-       Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que vous dites ou si vous vous payez ma tête. Cette démonstration a été établie en en 1995 par le français Olivier Ramaré, donc depuis 20 ans et depuis on n’a fait aucun progrès significatif par rapport à cette étape. En plus il n’ y a pas 10 personnes sur terre, je ne dis même pas pour faire une telle démonstration mais seulement de la comprendre. alors dites moi qui vous êtes ou qui vous envoie et à quoi vous jouez.
-       Je vous assure que je vous ai dit tout ce que je sais sur moi, le reste se trouve dans la sacoche et  l’attaché-case enfermés dans la chambre dont je vous ai parlé.
-       Alors allons-y tout de suite, je veux vérifier de mes yeux.
            J’acquiesçai rapidement. Tout le raisonnement plus ou moins confus sur la quête de ma véritable personnalité en se référant ou pas aux récits de mes proches me paraissait, à présent, très futile. Ce que j’avais été avant, mon identité, tout mon passé avant l’accident ne m’interagissaient plus du tout, je savais qui j’étais désormais et ce que je voulais : résoudre la conjecture de Goldbach. Mais il me fallait convaincre Goldo de ma bonne foi.
            Goldo pu vérifier que mon identité ne correspondait à celle d'aucun mathématicien connu. Il pu également vérifier que l’histoire extravagante que je lui avais contée était véridique, que je n’avais eu aucune formation mathématique en dehors des quelques définitions apprises par lui et que le seul métier que j’avais exercé de façon à peu prés sérieuse était celui de serveur.
            Nous ne tardâmes pas à tomber d’accord sur une conclusion évidente : mon accident ou le coma qui s’en était suivi, n’avaient pas fait qu’effacé ma mémoire épisodique. Ils avaient par ailleurs, ou par là même, déclenché un processus qui avait abouti à faire de mon cerveau une machine mathématique surpuissante.
            Une autre évidence s’imposa à moi : pas question d’ébruiter ça pour l’instant. J’avais de multiples raisons pour cela : je ne tenais pas à devenir un sujet d’étude pour la science cognitive, je ne tenais pas à être assiégé par les média, je tenais encore moins à faire progresser les recherches des Google et Apple sur l’homme augmenté. Je voulais juste continuer à faire des mathématiques de haut niveau. Objectif difficile  à résoudre mais à laquelle Goldo et moi nous attachâmes en priorité.


EPILOGUE
            Me voici de nouveau dans cette chambre à coucher d’un style désuet avec son mobilier cossu, son lustre en cristal, sa pendule au tic-tac lancinant, son téléphone d’un autre âge et son portrait de soldat des colonies.  Quel rapport entre ce décor pour couple bourgeois des années vingt et mon passé de serveur de restaurant ?  xxx (introduire la lecture des documents ?) La réponse est sans doute à trouver dans les documents de la sacoche mais cela ne m’intéresse nullement et j’ai désormais bien d’autres préoccupations.             Goldo a rejoint une des équipes de chercheurs américaines toujours prêtes à accueillir les meilleurs éléments de l’école française de mathématique. Pour ma part j’occupe toujours mon emploi de serveur le jour et je consacre mes nuits à deux types d’activités : d’une part poursuivre des recherches mathématiques sur des sujets que me soumet Goldo et d’autre part apprendre l’arabe. C’est en effet le seul moyen que nous avons trouvé pour que je puisse rentrer dans une grande université au sein d’une équipe de mathématiciens de haut niveau : me faire passer pour un mathématicien syrien qui a perdu tous ses papiers. Il  se trouve que je suis aussi devenu très doué pour les langues et bientôt je vais pouvoir rédiger en arabe les articles relatant les résultats de mes recherches. Pendant ce temps Goldo fait un lobbying intense auprès de son chef de service pour que les services d’immigration aux États Unis acceptent sur leur sol un réfugié syrien, brillant étudiant en mathématique mais qui a été obligé de fuir après le déclanchement de la guerre civile.  Muni des projets d’articles que je suis en train de rédiger il ne doute pas d’y arriver. A tel point qu’il me tanne pour que je me fabrique vite un passé syrien crédible avec plein de détails invérifiables car on pourra faire profil bas pendant un certain temps mais en 2018 il semble bien qu’il nous sera très difficile d’échapper à la médaille Fields.


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