Retour périlleux
Je sors lentement d’un brouillard épais …
Où suis-je ?… Je ne peux pas bouger… Mes muscles ne répondent pas… Je crie mais aucun son ne sort de ma gorge…
C’est un cauchemar, je vais me réveiller…
Je tombe dans le vide, je m’évanouis…
*
*
*
…J’ai perdu connaissance… combien de
temps ?... Une heure, un jour, des semaines ?... Je me souviens… j’ai senti monter la panique… Et ça me
reprend… j’essaye de résister… Où
suis-je ? Enfermé vivant dans un cercueil… Du calme, il ne faut pas que je
perde connaissance … ça va, je me calme… je respire à fond et je me calme.
*
*
*
Je suis figé. Ni vivant ni mort. Depuis
combien de temps ? Je dirais trois mois, peut-être plus, peut-être moins.
J’ai repéré des expressions qui ne
laissent plus de place au doute: Perte de conscience, fonctions cérébrales
atteintes, état végétatif, EVC. Je comprends que je suis transformé en ce qu’on
appel un légume! Je ne suis plus qu’un légume. Pourtant je peux penser… Je suis
un légume pensant… On m’alimente par sonde gastrique. C’est le cauchemar
absolu, la chose dont on entend parler avec un frisson d’horreur et de
soulagement parce que ça n’arrive qu’aux autres… Mais là c’est bien de moi
qu’il s’agit… Et je risque de rester comme
ça des années.
Aucune conscience de soi... Conscience ou
pas qu’est-ce qu’ils en savent ? Personne ne sait seulement ce que c’est la
conscience de soi...
En tous cas je pense. Je pense, donc je
ne suis pas en état végétatif chronique.
Avec un diagnostic faux Qu’est-ce qu’ils
vont faire de moi ?
*
*
*
Je voulais vivre jusqu’à cent ans et
plus… je crois que c’est mal parti…
En tous cas pour ça on verra plus tard.
Pour l’instant ce qui m’angoisse est beaucoup plus trivial : les
démangeaisons… Dés que j’y pense j’en ressens partout. Elles se calment là pour
repartir ailleurs. J’ai connu cette sensation de mon vivant. Enfermé dans un
tunnel pour une IRM, environné de claquements et sans pouvoir bouger. J’ai eu
cette sensation de sentir monter la panique mais je savais que l’immobilité
n’allait durer que 20 minutes. Cette fois combien ? 20 jours, 20
mois ? 20 ans ? Impossible de maîtriser ces picotements. Le besoin de
se gratter sans pouvoir bouger conduit tout droit à la panique. Ça y est, j’ai
la tête qui tourne, j’ai envie de crier. Je vais encore perdre connaissance.
*
*
*
Tout le monde vient voir le légume. On
leur a dit « Parlez lui normalement, comme s’il vous comprenait, tenez lui
la main, voyez s’il réagit, guettez le moindre frémissement. Le plus petit
signe peut changer radicalement le pronostic».
Ils font ce qu’ils peuvent, mais sans y
croire vraiment. Ils regardent leur montre. Ils se demandent si ça sert à
quelque chose de parler à un légume. Je les comprends et je ne leur en veux pas
Et je m’astreins à ne donner aucun signe de reconnaissance… Je ne sais pas au
juste pourquoi je fais ça. Peut être pour ne pas leur donner de faux espoirs.
J’ai l’impression qu’ils en sont plutôt soulagés. Ils doivent me craindre comme
on craint un revenant. Et puis ils imaginent la déchéance, la lente agonie. On
leur a dit que de toutes façon je ne reviendrai jamais à mon état normal.
Ma femme
aussi est venue. Elle n’était pas obligée. On s’est quittés il y a si
longtemps. Elle semblait affectée. A elle aussi on a dit de me parler et de
guetter la moindre réaction. Elle a
commencé à me parler de sa vie après moi, puis tu penses, elle en profite, je
ne peux pas réagir. Elle me dit tout ce qu’elle n’avait pas pu ou pas su me dire
avant. Je suis resté de marbre …
stoïque.
*
*
*
Il n’y a qu’avec Flaubertine... C’est ma
petite fille… Elle me parle normalement et elle semble sûre que je l’entends et
que je comprends tout... elle me dit que je lui manque... Elle est triste. Elle
s’arrête au milieu d’une phrase, elle retient ses larmes, elle sort puis elle
revient et me parle avec une toute petite voix en s’efforçant de ne pas
renifler.
J’ai commencé par de petits signes, un
léger mouvement des doigts dans ses mains. Quand elle en a parlé on lui a dit qu’elle se
faisait des idées, qu’on avait tout essayé sans aucun résultat. J’ai
recommencé, de façon plus marquée et elle a su qu’elle ne se trompait pas. Elle
m’a demandé si je faisais exprès de ne communiquer qu’avec elle et je lui ai fait
comprendre que oui. Elle a encore pleuré mais elle n’a pas cherché
d’explications et c’est tant mieux. Il aurait fallu que je lui dise qu’elle me
semble être la seule à être profondément affectée et ça l’aurait encore
attristée.
C’est pour elle que j’ai cessé de
chercher le moyen d’en finir. J’ai
décidé d’attendre un peu… Mais je sais que ça ne pourra pas durer.
*
*
*
Je me souviens de ces cas dont on parle puis
qu’on oublie. On dit « Il est encore vivant celui-là ou il est
mort ? »… Ariel Sharon ça a duré quoi? Sept ans ? Huit
ans ? J’ai lu quelque part que ça avait coûté 300 000 € par an de le
maintenir en vie. Voyons… J’ai cotisé à la sécu pendant 40 ans. Si je compte,
disons 3000 € par mois, toutes charges confondues, ça fait un million quatre
cent quarante mille €. En tous cas côté calcul mental je n’ai rien perdu. Bon,
disons que jusqu’à l’accident j’ai coûté en tout 40 000 € au maximum. Reste un
million quatre cant mille €. Je peux tenir encore 4 ans et cinq mois avant
d’être débiteur vis à vis de la société.
*
*
*
Flaubertine
a étudié tous les sites et écouté toutes les conférences sur les différents
états de conscience altérée, un autre euphémisme pour dire légume. Tout ça est
bien rangé par catégories. Il y a le coma profond. C’est juste un peu moins que
la mort, sauf exception ça y conduit rapidement… puis il y a l’état végétatif… le
terme politiquement correct c’est Syndrome d’Éveil Non Répondant. Après il y a
le LIS, Locked-In Syndrome, en français Syndrome d’Enfermement. C’est la
paralysie totale mais avec la perception de l’environnement et dans certains
cas la possibilité de s’exprimer par signes. Si j’ai bien compris je suis passé
de l’état végétatif chronique au Locked-in Syndrome mais ils ne s’en sont pas
aperçu parce que ça n’est pas prévu dans le schéma d’évolution normal.
D’ailleurs Flaubertine a lu que le diagnostic différentiel entre ces états est
tellement difficile que même les experts en légumes font 40% d’erreurs de
diagnostique. Malgré ça le médecin peut décider d'arrêter le traitement après
avoir respecté une procédure collégiale et consulté la famille. Quand la décision est prise il suffit de
remplacer les poches d’alimentation par des poches d’eau et de laisser survenir
la mort par inanition… Une mort horrible mais il paraît qu’avec les
analgésiques on ne souffre pas. Personnellement j’en doute fort.
J’ai entendu le médecin chef dire
qu’il « ne compte pas prendre d’initiative pour le moment… ». Mais il
a ajouté: « On verra si ça dure trop longtemps ». C’est quoi trop longtemps
pour lui ? Est-ce qu’il a fait le même calcul que moi sur ce que j’ai
versé à la sécu et ce que je coûte? Ou bien ça veut dire qu’ils me gardent en
état végétatif tant qu’ils peuvent compter sur de bons remboursements. J’ai
bien vu, lorsqu’ils ont besoin de
sous ils sont pris d’une frénésie d’analyses et de séances d’imagerie
médicale: Scanner et IRM je connaissais mais ça doit pas payer assez. Maintenant
il y a la TEP, Tomographies par Émission de Positrons. C’est bien plus intéressant !
Et je dois aussi servir un peu de cobaye pour la recherche.
*
*
*
Je dors, je fais des rêves et je me
réveille comme lorsque j’étais en vie. J’ai appris à maîtriser la panique
lorsque que je la sens venir. Mais si je veux éviter les crises d’angoisse je
dois occuper mon esprit pendant les longs moments entre les séances de soins.
J’essaye de réciter des textes ou des poèmes mais je ne me souviens jamais de
plus de deux ou trois vers. On ne devrait pas demander aux gens quel livre ils emporteraient
avec eux dans une île déserte mais quel
livre ils voudraient apprendre par cœur pour le jour où ils ne pourront plus
lire.
J’ai aussi une autre méthode pour
m’occuper l’esprit: je m’emploi à revivre en temps réel des moments de ma vie
d’avant. On dit que l’action réelle et la représentation mentale de l’action
activent les mêmes aires du cerveau. A défaut de mon corps et de mes muscles
j’entraîne ainsi mes circuits neuronaux.
En pensée je démarre une journée et je fais défiler dans ma tête tous
mes gestes un par un depuis le réveil; je rejette mes couvertures, je me
redresse, je pivote sur mes fesses, je pose les pieds sur le sol au bord du lit
et dans le même mouvement je me lève, j’enfile mes Crocs et je marche jusqu’à
ma salle de bains. Là pendant un bon quart d’heures je fais une succession d’exercices
d’étirement avant de m’imaginer sous la douche. J’alterne l’eau chaude et l’eau
froide. Je sens vraiment l’eau glacée couler sur mes épaules. Je me sèche en me
passant un drap de bain dans le dos, sur la poitrine puis sur les cuisses, les
mollets et les pieds. Je passe consciencieusement un bout de serviette entre
chaque orteil puis j’enfile un peignoir de bain. Je parcours le couloir qui
mène à la cuisine. Je coupe deux tranches de pain que je place dans le
grille-pain et je mets en marche la machine à café. J’imagine l’odeur du pain
grillé et du café. Vivre réellement de tels instants me semblerait le comble du
bonheur. J’ai ensuite le choix de poursuivre par une journée de travail ou par
une journée de week-end. J’opte pour le travail, trajet jusqu’au bureau, le
parking, l’ascenseur etc. Je garde le week-end pour demain: je me fabriquerai
une longue promenade dans les rues de Paris encore endormi en me remémorant
chaque rue et dans chaque rue les façades d’immeuble que je connais.
*
*
*
Avec Flaubertine on a appris à dialoguer.
Elle me prend la main et elle parle. Quand j’ai une réaction ou une question à
poser je serre remue les doigts. Elle essaye d’imaginer ce que je veux dire et
formule des hypothèses. Elle trouve toujours en moins de trois essais.
Puis on s’est inspirés du procédé de
Jean-Dominique Bauby qui a dicté comme ça tout son livre « Le scaphandre
et le papillon». Elle récite l’alphabet et je lui presse la main pour l’arrêter
sur une lettre. En prenant le temps nécessaire je peux tout exprimer. Elle a
tenté d’utiliser un alphabet spécial dont les lettres sont classées en fonction
de la fréquence d’utilisation dans la langue française mais je n’ai pas pu m’y
habituer. Le temps que je réagisse la bonne lettre était déjà passé et ça
tombait sur une autre. Ça donnait un
galimatias insensé. Je lui ai dit que je préférai m’en tenir à l’alphabet
classique quitte à y passer plus de temps.
*
*
*
Ce soir Flaubertine est arrivée toute
affolée pour me prévenir qu’il allait y avoir une réunion entre l’équipe
médicale et la famille. C’est mauvais pour mon matricule. Elle ne pourra pas y
assister mais elle saura ce qui s’est passé et elle me le dira.
*
*
*
Les échos rapportés par Flaubertine ne
sont pas bons. Le principe d’un protocole d’arrêt d’alimentation a été adopté.
La date de démarrage sera fixée après une nouvelle réunion de confirmation dans
un mois.
Flaubertine est bouleversée. Elle me
presse de faire comprendre que je suis conscient. Je ne suis pas sûr de vouloir
le faire. Bien sûr j’ai peur de la suite: la lente agonie par inanition, la
perte de conscience puis le néant. Plus de moi, disparu, plus rien. C’est
seulement un de moins sur six milliards d’êtres humains mais pour moi c’est
important. C’est même exactement l’inverse : six milliards d’êtres humains
qui disparaissent… et l’univers … puis mon corps qui pourrit quelque part sous
terre. Un petit clignement d’oeil au bon moment pourrait tout arrêter. Je pourrais
poursuivre ma vie de légume. J’aurais Flaubertine pour me relier au reste du
monde. Mais c’est aussi pour Flaubertine que je dois mettre fin à ce sursis. Il
faut la libérer du poids de ce grand-père qui s’accroche à la vie.
*
*
*
L’immobilisation et la perspective de la
fin prochaine, ça incite au bilan. Il est peu flatteur. De toute
l’histoire de l’humanité ma génération a été la plus gâtée et qu’est-ce qu’on
en a fait ? Qu’est-ce qu’on laisse après nous ? Un monde gangrené.
Après les utopies de 68 ça n’a été qu’une lente et indolore descente vers tout
ce que nous avions voulus éviter. Anesthésiés par la société de consommation
nous avons participé à la gestation d’un monstrueux système où l’argent est roi
et où de la finance dicte sa loi. J’en discutais déjà avec Flaubertine avant
d’être transformé en momie. Les multinationales et
leurs lobbies plus puissants que les gouvernements. Et la dette… un alibi
génial: elle rapporte des intérêts à la finance tout en justifiant l’oppression
économique. Elle a pris des proportions monstrueuses depuis que la
libéralisation de la finance a permis une évasion fiscale massive privant les
états de milliards d’Euros détournés. Une fraude fiscale que les fraudeurs
appellent optimisation et dont ils
s’auto absolvent au prétexte que trop d’impôts tue l’impôt. Tout en
oubliant que sans cette fraude il n’y aurait pas besoin de plus d’impôts. Les
partis politiques sont tétanisés et n’ont
plus qu’un seul cap : se perpétuer et préserver les chances de
réélection. Chaque jour qui passe fait les pauvres plus pauvres, les riches
plus riches, et plus nombreux les laissés pour compte.
Après avoir renoncé au grand soir il a
fallu renoncer aussi au modèle social de l’après-guerre. Désormais la modernité c’est remettre en cause les acquis sociaux et vouloir les défendre
c’est être complètement ringard. Aux droits de l’homme on oppose le discours
sécuritaire, désormais le seul qui reste audible. Le
racisme et la xénophobie s’affichent sans complexe. Les religions reviennent sous leur plus mauvais jour. Sans
parler du saccage de la planète.
Alors pourquoi s’accrocher ? Pour
que le vent tourne il faudra des dizaines d’années et des crises bien plus
terribles que celles qu’on a connu jusqu’ici.
Mais pour renoncer à la vie ne relève pas
d’une décision rationnelle et je ne m’y résous pas
*
*
*
Dans la fièvre de l’insomnie j’ai eu une
idée pour échapper au choix entre le néant éternel ou l’impuissance du légume.
Une idée qui calme mon angoisse et qui flatte mon goût de l’expérimentation. Il
faut que je dorme et que j’y repense à mon réveil. Trop souvent j’ai conçu des
idées géniales dans un demi-sommeil qui se sont avérées absurdes le jour venu.
*
*
*
Je ne sais pas si c’est absurde ou génial
mais je n’ai plus beaucoup de temps. Il faut agir car les autres sont en train
de décider pour moi.
*
*
*
C’est étonnant comme une simple pression
de la main peut tout bouleverser. Médecins, famille et amis ont été obligés de
tout reconsidérer. Tout le monde crie au miracle et tout le monde se
réjouit même si je sais que certains ont du ressentir une certaine
déception sans oser se l’avouer. En tous cas le danger immédiat est écarté. Les
experts doivent avouer qu’ils se sont lourdement trompés et ils ne pourront
donc pas prendre de nouvelle décision avant longtemps. Ça me donne le temps de
mettre au point la stratégie que j’ai imaginée.
*
*
*
Flaubertine a fait toutes les recherches
et toutes les consultations dont j’avais besoin. Tout semble au point et je lui
ai demandé de convoquer une réunion avec la
famille pour que je leur dévoile mon projet.
*
*
*
Tout le monde est là. La dictée peut
commencer. Flaubertine lit l’alphabet et je l’arrête aux bonnes lettres :
a b c d e f g h i j
a b c d e
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u v
a b c d e f g h i j k l m n o
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s
a
a b c d e f g h i
a b c d e f g h i j k l m n o p q r
a b c d e
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u
a b c d e f g h i j k l m n
a b c d e f g h i
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s
a b c d e f g h i j k l m n o p
a b c d e f g h i j k l m n o
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u
a b c d e f g h i j k l m n o p q r
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u v
a b c d e f g h i j k l m n o
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s
a b c d
a b c d e f g h i
a b c d e f g h i j k l m n o p q r
a b c d e
a b c
a b c d e
a b c d e f g h i j k l m n o p q
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u
a b c d e
a b c d e f g h i j
a b c d e
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u v
a b c d e
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u v w x
a b c d e f g h i j k l m n o p q
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u
a b c d e f g h i
a b c d e f g h i j k l
a
a b c d
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u v
a b c d e f g h i
a b c d e
a b c d e f g h i j k l m n
a b c d e f g h i j k l m n
a b c d e
a b c d
a b c d e
a b c d e f g h i j k l m
a b c d e f g h i j k l m n o
a b c d e f g h i j k l m n
a b c
a b c d e f g h i j k l m n o
a b c d e f g h i j k l m n o p q r
a b c d e f g h i j k l m n o p
a b c d e f g h i j k l m n o p q r s
………………..
« Je
vous ai réunis pour vous dire ce que je veux qu’il advienne de mon corps.
Je
ne veux pas poursuivre cette vie végétative mais je ne veux pas non plus qu’on
y mette fin.
Ce
que je dois vous dire est beaucoup trop difficile à expliquer et je ne vais pas
le faire en continuant cette dictée. Flaubertine va vous lire un texte que nous
avons mis plusieurs jours à finaliser. »
*
*
*
« A ma chère famille,
je vous demande
d’écouter jusqu’au bout ce texte avant de poser des questions. Vous pourrez le
faire lorsque Flaubertine en aura fini la lecture à haute voix. Elle pourra
répondre à toutes vos questions et si c’est nécessaire j’interviendrais pour
compléter ses réponses.
Vous savez peut-être que des gens ont
demandé qu’après leur décès leur corps soit congelé en espérant qu’un jour les
progrès de la science permettront de les
ramener à la vie pour qu’ils puissent être guéris des maladies qui les ont
terrassé. On appelle ça la cryoconservation et on appelle ses adeptes des
Cryonics.
En vérité ils n’ont aucune chance de revenir un jour à
la vie.
Dans mon cas ce serait un peu différent car je vais me faire
cryoconserver de mon vivant. Cette différence me donne un peu plus de chance de
succès d’autant que de tous derniers progrès permettent de congeler des
cellules sans les détruire. La difficulté principale réside dans la phase de
décongélation. Pour l’instant les expériences menées sur des animaux ont buté
sur cette étape mais tout laisse penser qu’on réussira bientôt à surmonter
cette difficulté.
Nous avons également étudié la question du point de vue
juridique. Dans l’état actuel de la législation la cryoconservation d’être
vivants n’est pas autorisée, elle est même assimilée à un meurtre. Mais là
encore mon cas est différent et l’équipe médicale ainsi que les avocats de
l’hôpital considèrent qu’il n’y a pas de différence entre la suspension de
l’alimentation, qu’elle a le droit de décider et la cryoconservation.
Voici donc ce que je vous demande:
Une fondation doit être créée et dotée de
tous mes biens et avoirs. Elle en utilisera une moitié pour financer des
projets de recherche sur la cryoconservation et l’autre pour faire face aux
frais de ma propre cryoconservation, du retour à 37° puis des soins consécutifs
si l’opération est réussie.
Outre la gestion des fonds destinés à la
recherche il reviendra aux responsables de cette fondation d’organiser la mise
en œuvre de ma cryoconservation et, plus tard, de décider du moment de la
tentative de retour à la vie.
Quoi qu’il en soi aucune tentative ne devra être faite avant
un délai de 30 ans. En revanche, si des chances raisonnables de réussite ne
sont pas établies au bout de 50 ans l’opération sera abandonnée et on pourra
passer directement de la congélation à l’incinération.
La fondation sera dirigée par comité
scientifique entouré d’un comité d’éthique. Les membres de ces deux comités ont
été choisis par l’équipe médicale en charge de mes soins. Nous avons obtenu
leur accord et ils m’ont même présenté pour la future fondation un projet de
statut que j’ai approuvé. Lorsque
Flaubertine aura fini ses études supérieures ou au plus tard lorsqu’elle aura
25 ans, elle prendra la présidence de la fondation.
Chère famille, tout ceci doit vous
paraître bien compliqué et vous êtes fondés à vous demander s’il est bien
raisonnable de s’accrocher à la vie de
telle façon. J’y ai pensé aussi, bien
évidement, mais ce projet a l’avantage de servir la science et d’éviter de vous
laisser le soin de prendre des décisions qui sont toujours douloureuses, quel
qu’en soit le bien-fondé. Je vous demande d’accepter mon choix sans aucune
réserve et sans tristesse puisque j’y est trouvé moi-même un grand
apaisement. »
*
*
*
Voilà ! Tout est réglé ou presque. Flaubertine m’a
rapporté les réactions de la famille. La surprise passée presque tous
soutiennent qu’il faut exécuter mes volontés sans discuter. Quelques uns
trouvent tout de même ça complètement délirant et un ou deux font tout pour s’y
opposer mais je m’y attendais. Ils consultent notaires et avocats pour savoir
si ma décision pourrait être contestée au prétexte que je ne serais pas en
procession de toutes mes facultés. Parallèlement ils tentent de prouver que la
congélation d’un être vivant doit être interdite. Il faut dire que ma coquette
fortune échappe complètement à tous les héritiers potentiels. Mais nous avions
pris toutes les précautions nécessaires et nous savons Flaubertine et moi
qu’ils n’arriveront à rien.
C’est bientôt parti pour le grand sommeil ! Et si
réveil il y a j’espère que ce ne sera pas pour me retrouver dans un monde
encore plus pourri que celui que je laisse. Si c’est le cas j’aurai toujours la
possibilité de repartir.
*
*
*
Tout est réglé donc…
*
*
*
Tout est réglé mais je me demande tout d’un
coup si ça valait bien la peine…
Supposons que tout se passe bien, que je puisse être ramené
à la vie sans séquelles et en retrouvant toutes mes facultés intellectuelles et
physiques. Qui sera ce Moi qui reviendrais ? Je me souviens d’un enfant
resté 20 minutes sous l’eau dans un lac canadien et qui a pu être ranimé. Il
avait perdu toutes les connaissances acquises depuis sa naissance, un peu comme
un ordinateur à qui il ne resterait que le système d’exploitation mais qui
aurait perdu tous les logiciels et toute les données chargées auparavant. Il
lui a fallu tout réapprendre : marcher, parler, tout ! Il avait été
déprogrammé.
Si je ne me souviens de rien à mon
retour, si le Moi qui revient ne se souvient pas de Moi est-ce qu’il s’agira
encore de Moi ! Si ce Moi n’a aucune conscience d’avoir eu une existence
avant, s’il n’y a aucune continuité entre ma conscience et la conscience de
celui qui reviendra ce serait comme si j’avais fait tout ça pour donner
naissance à un autre individu. Il aurait les mêmes gènes que moi, et
alors ! Quel intérêt ? Autant laisser quelques cellules pour
fabriquer un clone. Mais même là quel intérêt ? Quel intérêt pour le
Moi que je suis aujourd’hui et à fortiori quel intérêt pour les autres? Le
monde sera-t-il plus avancé si je lui lègue un être avec mes gênes? Autant
utiliser tout cet argent pour une autre cause.
Je vais faire machine arrière et mettre
fin à ce projet ridicule… Comment faire ? Par où commencer ? Faut-il
que j’en parle d’abord à Flaubertine, aux médecins ?… Mes idées
s’embrouillent… j’ai l’impression de rentrer dans un épais brouillard… j’ai
très froid tout à coup…
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