RETOUR PERILLEUX, octobre 2013

Retour périlleux



Je sors lentement d’un brouillard épais … Où suis-je ?… Je ne peux pas bouger… Mes muscles ne répondent pas…  Je crie mais aucun son ne sort de ma gorge… C’est un cauchemar, je vais me réveiller…   Je tombe dans le vide, je m’évanouis…


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…J’ai perdu connaissance… combien de temps ?... Une heure, un jour, des semaines ?... Je me souviens…  j’ai senti monter la panique… Et ça me reprend… j’essaye de résister…  Où suis-je ? Enfermé vivant dans un cercueil… Du calme, il ne faut pas que je perde connaissance … ça va, je me calme… je respire à fond et je me calme.

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Je suis figé. Ni vivant ni mort. Depuis combien de temps ? Je dirais trois mois, peut-être plus, peut-être moins.
J’ai repéré des expressions qui ne laissent plus de place au doute: Perte de conscience, fonctions cérébrales atteintes, état végétatif, EVC. Je comprends que je suis transformé en ce qu’on appel un légume! Je ne suis plus qu’un légume. Pourtant je peux penser… Je suis un légume pensant… On m’alimente par sonde gastrique. C’est le cauchemar absolu, la chose dont on entend parler avec un frisson d’horreur et de soulagement parce que ça n’arrive qu’aux autres… Mais là c’est bien de moi qu’il s’agit…  Et je risque de rester comme ça des années.
Aucune conscience de soi... Conscience ou pas qu’est-ce qu’ils en savent ? Personne ne sait seulement ce que c’est la conscience de soi...
En tous cas je pense. Je pense, donc je ne suis pas en état végétatif chronique.
Avec un diagnostic faux Qu’est-ce qu’ils vont faire de moi ?
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Je voulais vivre jusqu’à cent ans et plus… je crois que c’est mal parti…
En tous cas pour ça on verra plus tard. Pour l’instant ce qui m’angoisse est beaucoup plus trivial : les démangeaisons… Dés que j’y pense j’en ressens partout. Elles se calment là pour repartir ailleurs. J’ai connu cette sensation de mon vivant. Enfermé dans un tunnel pour une IRM, environné de claquements et sans pouvoir bouger. J’ai eu cette sensation de sentir monter la panique mais je savais que l’immobilité n’allait durer que 20 minutes. Cette fois combien ? 20 jours, 20 mois ? 20 ans ? Impossible de maîtriser ces picotements. Le besoin de se gratter sans pouvoir bouger conduit tout droit à la panique. Ça y est, j’ai la tête qui tourne, j’ai envie de crier. Je vais encore perdre connaissance.

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Tout le monde vient voir le légume. On leur a dit « Parlez lui normalement, comme s’il vous comprenait, tenez lui la main, voyez s’il réagit, guettez le moindre frémissement. Le plus petit signe peut changer radicalement le pronostic».
Ils font ce qu’ils peuvent, mais sans y croire vraiment. Ils regardent leur montre. Ils se demandent si ça sert à quelque chose de parler à un légume. Je les comprends et je ne leur en veux pas Et je m’astreins à ne donner aucun signe de reconnaissance… Je ne sais pas au juste pourquoi je fais ça. Peut être pour ne pas leur donner de faux espoirs. J’ai l’impression qu’ils en sont plutôt soulagés. Ils doivent me craindre comme on craint un revenant. Et puis ils imaginent la déchéance, la lente agonie. On leur a dit que de toutes façon je ne reviendrai jamais à mon état normal.
            Ma femme aussi est venue. Elle n’était pas obligée. On s’est quittés il y a si longtemps. Elle semblait affectée. A elle aussi on a dit de me parler et de guetter la moindre réaction.  Elle a commencé à me parler de sa vie après moi, puis tu penses, elle en profite, je ne peux pas réagir. Elle me dit tout ce qu’elle n’avait pas pu ou pas su me dire avant. Je suis resté de marbre …  stoïque.
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Il n’y a qu’avec Flaubertine... C’est ma petite fille… Elle me parle normalement et elle semble sûre que je l’entends et que je comprends tout... elle me dit que je lui manque... Elle est triste. Elle s’arrête au milieu d’une phrase, elle retient ses larmes, elle sort puis elle revient et me parle avec une toute petite voix en s’efforçant de ne pas renifler.
J’ai commencé par de petits signes, un léger mouvement des doigts dans ses mains.  Quand elle en a parlé on lui a dit qu’elle se faisait des idées, qu’on avait tout essayé sans aucun résultat. J’ai recommencé, de façon plus marquée et elle a su qu’elle ne se trompait pas. Elle m’a demandé si je faisais exprès de ne communiquer qu’avec elle et je lui ai fait comprendre que oui. Elle a encore pleuré mais elle n’a pas cherché d’explications et c’est tant mieux. Il aurait fallu que je lui dise qu’elle me semble être la seule à être profondément affectée et ça l’aurait encore attristée.
C’est pour elle que j’ai cessé de chercher le moyen d’en finir.  J’ai décidé d’attendre un peu… Mais je sais que ça ne pourra pas durer.

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Je me souviens de ces cas dont on parle puis qu’on oublie. On dit « Il est encore vivant celui-là ou il est mort ? »… Ariel Sharon ça a duré quoi? Sept ans ? Huit ans ? J’ai lu quelque part que ça avait coûté 300 000 € par an de le maintenir en vie. Voyons… J’ai cotisé à la sécu pendant 40 ans. Si je compte, disons 3000 € par mois, toutes charges confondues, ça fait un million quatre cent quarante mille €. En tous cas côté calcul mental je n’ai rien perdu. Bon, disons que jusqu’à l’accident j’ai coûté en tout 40 000 € au maximum. Reste un million quatre cant mille €. Je peux tenir encore 4 ans et cinq mois avant d’être débiteur vis à vis de la société.

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            Flaubertine a étudié tous les sites et écouté toutes les conférences sur les différents états de conscience altérée, un autre euphémisme pour dire légume. Tout ça est bien rangé par catégories. Il y a le coma profond. C’est juste un peu moins que la mort, sauf exception ça y conduit rapidement… puis il y a l’état végétatif… le terme politiquement correct c’est Syndrome d’Éveil Non Répondant. Après il y a le LIS, Locked-In Syndrome, en français Syndrome d’Enfermement. C’est la paralysie totale mais avec la perception de l’environnement et dans certains cas la possibilité de s’exprimer par signes. Si j’ai bien compris je suis passé de l’état végétatif chronique au Locked-in Syndrome mais ils ne s’en sont pas aperçu parce que ça n’est pas prévu dans le schéma d’évolution normal. D’ailleurs Flaubertine a lu que le diagnostic différentiel entre ces états est tellement difficile que même les experts en légumes font 40% d’erreurs de diagnostique. Malgré ça le médecin peut décider d'arrêter le traitement après avoir respecté une procédure collégiale et consulté la famille. Quand la décision est prise il suffit de remplacer les poches d’alimentation par des poches d’eau et de laisser survenir la mort par inanition… Une mort horrible mais il paraît qu’avec les analgésiques on ne souffre pas. Personnellement j’en doute fort.
J’ai entendu le médecin chef dire qu’il « ne compte pas prendre d’initiative pour le moment… ». Mais il a ajouté: « On verra si ça dure trop longtemps ». C’est quoi trop longtemps pour lui ? Est-ce qu’il a fait le même calcul que moi sur ce que j’ai versé à la sécu et ce que je coûte? Ou bien ça veut dire qu’ils me gardent en état végétatif tant qu’ils peuvent compter sur de bons remboursements. J’ai bien vu,  lorsqu’ils ont besoin de sous  ils sont pris d’une frénésie d’analyses et de séances d’imagerie médicale: Scanner et IRM je connaissais mais ça doit pas payer assez. Maintenant il y a la TEP, Tomographies par Émission de Positrons. C’est bien plus intéressant ! Et je dois aussi servir un peu de cobaye pour la recherche.

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Je dors, je fais des rêves et je me réveille comme lorsque j’étais en vie. J’ai appris à maîtriser la panique lorsque que je la sens venir. Mais si je veux éviter les crises d’angoisse je dois occuper mon esprit pendant les longs moments entre les séances de soins. J’essaye de réciter des textes ou des poèmes mais je ne me souviens jamais de plus de deux ou trois vers. On ne devrait pas demander aux gens quel livre ils emporteraient avec eux dans une île déserte mais  quel livre ils voudraient apprendre par cœur pour le jour où ils ne pourront plus lire. 
J’ai aussi une autre méthode pour m’occuper l’esprit: je m’emploi à revivre en temps réel des moments de ma vie d’avant. On dit que l’action réelle et la représentation mentale de l’action activent les mêmes aires du cerveau. A défaut de mon corps et de mes muscles j’entraîne ainsi mes circuits neuronaux.  En pensée je démarre une journée et je fais défiler dans ma tête tous mes gestes un par un depuis le réveil; je rejette mes couvertures, je me redresse, je pivote sur mes fesses, je pose les pieds sur le sol au bord du lit et dans le même mouvement je me lève, j’enfile mes Crocs et je marche jusqu’à ma salle de bains. Là pendant un bon quart d’heures  je fais une succession d’exercices d’étirement avant de m’imaginer sous la douche. J’alterne l’eau chaude et l’eau froide. Je sens vraiment l’eau glacée couler sur mes épaules. Je me sèche en me passant un drap de bain dans le dos, sur la poitrine puis sur les cuisses, les mollets et les pieds. Je passe consciencieusement un bout de serviette entre chaque orteil puis j’enfile un peignoir de bain. Je parcours le couloir qui mène à la cuisine. Je coupe deux tranches de pain que je place dans le grille-pain et je mets en marche la machine à café. J’imagine l’odeur du pain grillé et du café. Vivre réellement de tels instants me semblerait le comble du bonheur. J’ai ensuite le choix de poursuivre par une journée de travail ou par une journée de week-end. J’opte pour le travail, trajet jusqu’au bureau, le parking, l’ascenseur etc. Je garde le week-end pour demain: je me fabriquerai une longue promenade dans les rues de Paris encore endormi en me remémorant chaque rue et dans chaque rue les façades d’immeuble que je connais.

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Avec Flaubertine on a appris à dialoguer. Elle me prend la main et elle parle. Quand j’ai une réaction ou une question à poser je serre remue les doigts. Elle essaye d’imaginer ce que je veux dire et formule des hypothèses. Elle trouve toujours en moins de trois essais. 
Puis on s’est inspirés du procédé de Jean-Dominique Bauby qui a dicté comme ça tout son livre « Le scaphandre et le papillon». Elle récite l’alphabet et je lui presse la main pour l’arrêter sur une lettre. En prenant le temps nécessaire je peux tout exprimer. Elle a tenté d’utiliser un alphabet spécial dont les lettres sont classées en fonction de la fréquence d’utilisation dans la langue française mais je n’ai pas pu m’y habituer. Le temps que je réagisse la bonne lettre était déjà passé et ça tombait sur une autre. Ça  donnait un galimatias insensé. Je lui ai dit que je préférai m’en tenir à l’alphabet classique quitte à y passer plus de temps.

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Ce soir Flaubertine est arrivée toute affolée pour me prévenir qu’il allait y avoir une réunion entre l’équipe médicale et la famille. C’est mauvais pour mon matricule. Elle ne pourra pas y assister mais elle saura ce qui s’est passé et elle me le dira. 

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Les échos rapportés par Flaubertine ne sont pas bons. Le principe d’un protocole d’arrêt d’alimentation a été adopté. La date de démarrage sera fixée après une nouvelle réunion de confirmation dans un mois.
Flaubertine est bouleversée. Elle me presse de faire comprendre que je suis conscient. Je ne suis pas sûr de vouloir le faire. Bien sûr j’ai peur de la suite: la lente agonie par inanition, la perte de conscience puis le néant. Plus de moi, disparu, plus rien. C’est seulement un de moins sur six milliards d’êtres humains mais pour moi c’est important. C’est même exactement l’inverse : six milliards d’êtres humains qui disparaissent… et l’univers … puis mon corps qui pourrit quelque part sous terre. Un petit clignement d’oeil au bon moment pourrait tout arrêter. Je pourrais poursuivre ma vie de légume. J’aurais Flaubertine pour me relier au reste du monde. Mais c’est aussi pour Flaubertine que je dois mettre fin à ce sursis. Il faut la libérer du poids de ce grand-père qui s’accroche à la vie.

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L’immobilisation et la perspective de la fin prochaine, ça incite au bilan.  Il est peu flatteur. De toute l’histoire de l’humanité ma génération a été la plus gâtée et qu’est-ce qu’on en a fait ? Qu’est-ce qu’on laisse après nous ? Un monde gangrené. Après les utopies de 68 ça n’a été qu’une lente et indolore descente vers tout ce que nous avions voulus éviter. Anesthésiés par la société de consommation nous avons participé à la gestation d’un monstrueux système où l’argent est roi et où de la finance dicte sa loi. J’en discutais déjà avec Flaubertine avant d’être transformé en momie. Les multinationales et leurs lobbies plus puissants que les gouvernements. Et la dette… un alibi génial: elle rapporte des intérêts à la finance tout en justifiant l’oppression économique. Elle a pris des proportions monstrueuses depuis que la libéralisation de la finance a permis une évasion fiscale massive privant les états de milliards d’Euros détournés. Une fraude fiscale que les fraudeurs appellent optimisation et dont ils  s’auto absolvent au prétexte que trop d’impôts tue l’impôt. Tout en oubliant que sans cette fraude il n’y aurait pas besoin de plus d’impôts. Les partis politiques sont tétanisés et n’ont  plus qu’un seul cap : se perpétuer et préserver les chances de réélection. Chaque jour qui passe fait les pauvres plus pauvres, les riches plus riches, et plus nombreux les laissés pour compte.
Après avoir renoncé au grand soir il a fallu renoncer aussi au modèle social de l’après-guerre. Désormais la  modernité c’est remettre en cause  les acquis sociaux et vouloir les défendre c’est être complètement ringard. Aux droits de l’homme on oppose le discours sécuritaire, désormais le seul qui reste audible. Le racisme et la xénophobie s’affichent sans complexe. Les religions  reviennent sous leur plus mauvais jour. Sans parler du saccage de la planète.
Alors pourquoi s’accrocher ? Pour que le vent tourne il faudra des dizaines d’années et des crises bien plus terribles que celles qu’on a connu jusqu’ici.
Mais pour renoncer à la vie ne relève pas d’une décision rationnelle et je ne m’y résous pas
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Dans la fièvre de l’insomnie j’ai eu une idée pour échapper au choix entre le néant éternel ou l’impuissance du légume. Une idée qui calme mon angoisse et qui flatte mon goût de l’expérimentation. Il faut que je dorme et que j’y repense à mon réveil. Trop souvent j’ai conçu des idées géniales dans un demi-sommeil qui se sont avérées absurdes le jour venu.
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Je ne sais pas si c’est absurde ou génial mais je n’ai plus beaucoup de temps. Il faut agir car les autres sont en train de décider pour moi.

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C’est étonnant comme une simple pression de la main peut tout bouleverser. Médecins, famille et amis ont été obligés de tout reconsidérer. Tout le monde crie au miracle et tout le monde se réjouit  même si je sais que certains ont du ressentir une certaine déception sans oser se l’avouer. En tous cas le danger immédiat est écarté. Les experts doivent avouer qu’ils se sont lourdement trompés et ils ne pourront donc pas prendre de nouvelle décision avant longtemps. Ça me donne le temps de mettre au point la stratégie que j’ai imaginée.

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Flaubertine a fait toutes les recherches et toutes les consultations dont j’avais besoin. Tout semble au point et je lui ai demandé de convoquer une réunion avec la  famille pour que je leur dévoile mon projet.

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Tout le monde est là. La dictée peut commencer. Flaubertine lit l’alphabet et je l’arrête aux bonnes lettres :
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………………..
« Je vous ai réunis pour vous dire ce que je veux qu’il advienne de mon corps.
Je ne veux pas poursuivre cette vie végétative mais je ne veux pas non plus qu’on y mette fin.
Ce que je dois vous dire est beaucoup trop difficile à expliquer et je ne vais pas le faire en continuant cette dictée. Flaubertine va vous lire un texte que nous avons mis plusieurs jours à finaliser. »

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            «  A ma chère famille,
 je vous demande d’écouter jusqu’au bout ce texte avant de poser des questions. Vous pourrez le faire lorsque Flaubertine en aura fini la lecture à haute voix. Elle pourra répondre à toutes vos questions et si c’est nécessaire j’interviendrais pour compléter ses réponses. 
Vous savez peut-être que des gens ont demandé qu’après leur décès leur corps soit congelé en espérant qu’un jour les progrès de la science  permettront de les ramener à la vie pour qu’ils puissent être guéris des maladies qui les ont terrassé. On appelle ça la cryoconservation et on appelle ses adeptes des Cryonics.
 En vérité  ils n’ont aucune chance de revenir un jour à la vie.
Dans mon cas ce serait un peu différent car je vais me faire cryoconserver de mon vivant. Cette différence me donne un peu plus de chance de succès d’autant que de tous derniers progrès permettent de congeler des cellules sans les détruire. La difficulté principale réside dans la phase de décongélation. Pour l’instant les expériences menées sur des animaux ont buté sur cette étape mais tout laisse penser qu’on réussira bientôt à surmonter cette difficulté.
Nous avons également étudié la question du point de vue juridique. Dans l’état actuel de la législation la cryoconservation d’être vivants n’est pas autorisée, elle est même assimilée à un meurtre. Mais là encore mon cas est différent et l’équipe médicale ainsi que les avocats de l’hôpital considèrent qu’il n’y a pas de différence entre la suspension de l’alimentation, qu’elle a le droit de décider et la cryoconservation.
Voici donc ce que je vous demande:
Une fondation doit être créée et dotée de tous mes biens et avoirs. Elle en utilisera une moitié pour financer des projets de recherche sur la cryoconservation et l’autre pour faire face aux frais de ma propre cryoconservation, du retour à 37° puis des soins consécutifs si l’opération est réussie.
Outre la gestion des fonds destinés à la recherche il reviendra aux responsables de cette fondation d’organiser la mise en œuvre de ma cryoconservation et, plus tard, de décider du moment de la tentative de retour à la vie.
Quoi qu’il en soi aucune tentative ne devra être faite avant un délai de 30 ans. En revanche, si des chances raisonnables de réussite ne sont pas établies au bout de 50 ans l’opération sera abandonnée et on pourra passer directement de la congélation à l’incinération.
La fondation sera dirigée par comité scientifique entouré d’un comité d’éthique. Les membres de ces deux comités ont été choisis par l’équipe médicale en charge de mes soins. Nous avons obtenu leur accord et ils m’ont même présenté pour la future fondation un projet de statut que j’ai approuvé.  Lorsque Flaubertine aura fini ses études supérieures ou au plus tard lorsqu’elle aura 25 ans, elle prendra la présidence de la fondation.
Chère famille, tout ceci doit vous paraître bien compliqué et vous êtes fondés à vous demander s’il est bien raisonnable de  s’accrocher à la vie de telle façon. J’y ai pensé  aussi, bien évidement, mais ce projet a l’avantage de servir la science et d’éviter de vous laisser le soin de prendre des décisions qui sont toujours douloureuses, quel qu’en soit le bien-fondé. Je vous demande d’accepter mon choix sans aucune réserve et sans tristesse puisque j’y est trouvé moi-même un grand apaisement. »

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Voilà ! Tout est réglé ou presque. Flaubertine m’a rapporté les réactions de la famille. La surprise passée presque tous soutiennent qu’il faut exécuter mes volontés sans discuter. Quelques uns trouvent tout de même ça complètement délirant et un ou deux font tout pour s’y opposer mais je m’y attendais. Ils consultent notaires et avocats pour savoir si ma décision pourrait être contestée au prétexte que je ne serais pas en procession de toutes mes facultés. Parallèlement ils tentent de prouver que la congélation d’un être vivant doit être interdite. Il faut dire que ma coquette fortune échappe complètement à tous les héritiers potentiels. Mais nous avions pris toutes les précautions nécessaires et nous savons Flaubertine et moi qu’ils n’arriveront à rien.
C’est bientôt parti pour le grand sommeil !  Et si réveil il y a j’espère que ce ne sera pas pour me retrouver dans un monde encore plus pourri que celui que je laisse. Si c’est le cas j’aurai toujours la possibilité de repartir.

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Tout est réglé donc…

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Tout est réglé mais je me demande tout d’un coup si ça valait bien la peine…
Supposons que tout se passe bien, que je puisse être ramené à la vie sans séquelles et en retrouvant toutes mes facultés intellectuelles et physiques. Qui sera ce Moi qui reviendrais ? Je me souviens d’un enfant resté 20 minutes sous l’eau dans un lac canadien et qui a pu être ranimé. Il avait perdu toutes les connaissances acquises depuis sa naissance, un peu comme un ordinateur à qui il ne resterait que le système d’exploitation mais qui aurait perdu tous les logiciels et toute les données chargées auparavant. Il lui a fallu tout réapprendre : marcher, parler, tout ! Il avait été déprogrammé.
Si je ne me souviens de rien à mon retour, si le Moi qui revient ne se souvient pas de Moi est-ce qu’il s’agira encore de Moi ! Si ce Moi n’a aucune conscience d’avoir eu une existence avant, s’il n’y a aucune continuité entre ma conscience et la conscience de celui qui reviendra ce serait comme si j’avais fait tout ça pour donner naissance à un autre individu. Il aurait les mêmes gènes que moi, et alors ! Quel intérêt ? Autant laisser quelques cellules pour fabriquer un clone. Mais même là quel intérêt ? Quel intérêt pour le Moi que je suis aujourd’hui et à fortiori quel intérêt pour les autres? Le monde sera-t-il plus avancé si je lui lègue un être avec mes gênes? Autant utiliser tout cet argent pour une autre cause.

Je vais faire machine arrière et mettre fin à ce projet ridicule… Comment faire ? Par où commencer ? Faut-il que j’en parle d’abord à Flaubertine, aux médecins ?… Mes idées s’embrouillent… j’ai l’impression de rentrer dans un épais brouillard… j’ai très froid tout à coup…

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