Quelques extraits

...Qu’est-ce qui a cloché, qu’est-ce qui a fait qu’une initiative prise au début du 20e siècle par quelques pionniers conscients du piège qui allait se refermer sur les juifs d’Europe, une tentative de sauvetage mille fois justifiée par ce qui a suivi, ait abouti à un autre piège ? Pourquoi n’a-t-il pas été possible d’éviter que la réparation d’une injustice ne débouche sur une autre injustice? Aurait-il été possible de l’éviter ?
Les responsables d’un tel gâchis sont-ils dans un seul camp ou dans les deux? Ils ne trouvaient pas plus de réponse à ces questions qu’à celles qui concernaient le sort de Miral et Dov.
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La dalle de Rebecca Yuli était en bon état, joliment ornée de volutes et de dessins oraux. On pouvait encore lire le texte hébreu écrit dans un style très recherché, rendant hommage aux qualités de dévouement et de générosité de la défunte. L’épitaphe mentionnait aussi son époux Joseph Lévy-Yuli, collecteur de fonds durant les années de sécheresse pour les orphelins et les veuves et son père Messod Tordjman.
L’inscription en anglais était beaucoup plus touchante. Elle faisait référence à ses qualités de mère qui n’étaient pas mention- nées dans le texte en hébreu. Elle avait sans doute été rédigée par ses enfants :
HERE LIE THE REMAINS OF REBECCA YULI
THE BEST AND PUREST MOTHER
THAT EVER LIVED
GONE NEVER-TO-BE-FORGOTTEN 8TH AUGUST 1926
Dov lut dans les yeux de Miral l’émotion suscitée par cet hommage à une mère. Venant après le geste fraternel du gardien il n’en fallait pas plus pour que sa gorge se noue et que des larmes lui montent aux yeux.
Ils revinrent vers l’entrée et demandèrent au gardien s’ils pouvaient visiter l’ancien cimetière de l’autre côté de la rue. Il leur proposa de se recueillir d’abord dans une petite pièce qui abritait la tombe d’un grand rabbin. Cette fois Dov déclina en balbutiant un vague prétexte et le gardien les conduisit vers la seconde partie du domaine con é à sa garde.
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Le soleil couchant embrasait les façades de la 53e rue. Les couleurs du parc étaient encore plus chaudes sous ce flamboiement. Dov avait parlé longtemps. La torche de la caméra s’était déclenchée pour combattre le crépuscule. Miral avait déjà changé deux fois la batterie. L’éclairage faiblit un peu puis un voyant rouge s’alluma. Cette fois Miral n’eut pas le cœur d’interrompre le monologue de Dov pour remettre une batterie neuve. Elle le laissa poursuivre sans filmer. Il continua à parler, mais au bout d’un moment sa voix se brisa au milieu d’une phrase.
Dov était grand et d’apparence robuste. Il tenait de son ascendance méditerranéenne une chevelure noire abondante, bouclée et rebelle, un grand nez droit sur des lèvres bien dessinées. De son père d’origine lituanienne il avait hérité son teint clair et ses yeux bleus ; et c’était étrange de voir cet homme, quelques instants auparavant solide et bourru, dévoiler sa fragilité et se tasser. Une larme perlait à ses paupières. Miral dut se retenir pour ne pas avancer la main pour l’effacer.
‒ Venez, nous allons prendre un café.
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‒ Docteur Libermann, pouvez-vous expliquer à l’homme de la rue la nature de vos travaux sur l’intrication, c’est bien ainsi que vous désignez votre champ d’investigation ?
‒ C’est bien ça. Dans le langage courant, « intriqué » signifie imbriqué, emmêlé.
‒ Et dans le langage scientifique cela signifie quoi au juste ?
‒ Là c’est plus délicat... Je suis plus à l’aise quand il s’agit de l’expliquer par quelques équations mathématiques, mais je vais essayer. Il faut d’abord préciser que cela concerne les parti- cules élémentaires. Si vous vous souvenez de vos cours de physique, les particules élémentaires sont les composantes ultimes de l’atome : électrons, protons, neutrons, etc.
Lorsque deux particules sont intriquées, on dit aussi « en état d’intrication », elles ont des destinées définitivement liées. Tout ce qui arrive à l’une se répercute aussitôt sur l’autre, même si elles s’éloignent jusqu’à être séparées par des milliers de kilo- mètres. D’une certaine façon tout se passe comme si elles étaient restées en contact intime malgré la distance qui les sépare.
‒ Pouvez-vous donner un exemple d’intrication pris dans la vie courante pour expliquer un peu mieux ce qu’est ce phénomène ?
‒ Il ne peut pas y avoir d’exemple dans la vie courante car l’intrication ne se manifeste qu’à l’échelle des particules élémentaires, au niveau de l’atome si vous préférez, mais je peux vous donner une illustration de ce qui se passerait si l’intrication pouvait se manifester à notre échelle. Imaginez deux roulettes de casino fabriquées dans le même atelier puis transportées à des milliers de kilomètres l’une de l’autre et admettons qu’elles soient en intrication. Si on lance les boules des deux roulettes en même temps et que la boule de l’une s’arrête sur une case rouge, celle de l’autre s’arrêtera automatiquement et au même moment sur une case noire et si la boule de la première s’arrête sur une case noire, la boule de l’autre roulette s’arrêtera sur une case rouge. Tout se passe comme si les deux boules avaient échangé l’information de façon instantanée: «hep! Je suis sur une case noire, alors tu dois t’arrêter sur une case rouge ». Ce phénomène est déjà étrange en lui-même : pourquoi ce lien permanent à dis- tance. Il est en outre en contradiction avec la théorie de la relativité d’Einstein qui dit qu’il est impossible pour tout objet, onde ou information de se déplacer à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Or il a bien fallu qu’une information ait voyagé à une vitesse in nie pour qu’instantanément une roulette tienne compte de ce qui est arrivé à l’autre a n de « choisir » la case où sa boule va s’arrêter.
‒ Je ne suis pas sûre de bien vous suivre, mais doit-on comprendre que cela remet en cause les théories d’Einstein ?
‒ Non justement, c’est là tout le paradoxe. Jusqu’à présent la relativité et sa conséquence disant qu’il est impossible de dé- passer la vitesse de la lumière résiste à toutes les découvertes qui pourraient la remettre en cause, y compris l’intrication. En même temps dans une expérience d’intrication tout semble indiquer qu’il y a une information qui se transmet à distance à vitesse in nie. Je ne voudrais pas ennuyer vos lecteurs avec des raisonnements trop compliqués, mais sachez que lorsque l’on pousse plus loin les conséquences de cette contradiction, on attrape vite le vertige car on se voit obligé de remettre en cause la notion d’espace et de temps.
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Ahmad invita Tawfiq à assister aux sessions en cours et il l’accompagna jusqu’à la salle gracieusement mise à la disposition de l’association par le centre culturel franco-allemand. C’était une séance de musique. Ils se tinrent derrière une fenêtre d’où ils pouvaient voir et entendre le cours sans le perturber. Un groupe de filles et de garçons entre huit et douze ans, formé depuis seulement trois semaines, précisa Ahmad, répétait un duo de la Flûte enchantée. Les filles interprétaient Papagena et les garçons donnaient la réplique pour Papageno. Le résultat était étonnant. Le morceau était plutôt allègre, pourtant les voix cristallines des enfants produisaient un effet bouleversant. Tawfiq sentit monter une bouffée d’émotion qui lui noua la gorge. Il s’efforça de se ressaisir car le cours s’achevait et les enfants commençaient à sortir. Ahmad lui chuchota à l’oreille que la jeune fille qui les dirigeait était française et juive et qu’elle était arrivée à Ramallah depuis un peu plus de six mois. Il t les présentations, puis tous trois se dirigèrent vers la cafétéria du centre culturel. Ils discutèrent de la meilleure façon de mettre en place le nouveau domaine d’activité. Ahmad demanda à la jeune fille si elle voudrait bien guider Tawfiq pour ses premiers pas dans l’association et procéder avec lui au recrutement d’un groupe d’enfants pour l’activité nouvellement créée, puis il les abandonna pour les laisser faire plus ample connaissance.
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…Ils évoquèrent leurs situations entre plusieurs cultures, plusieurs patries, plusieurs identités, un sujet cher à Camille dont le livre de chevet était un essai d’Amin Maalouf intitulé « Les Identités Meurtrières ». Elle en tenait toujours plusieurs exemplaires par- devers elle et avait coutume d’en offrir un chaque fois qu’elle en avait l’occasion. Elle en possédait les versions française, an- glaise et arabe et cherchait à se procurer une version en hébreu. Camille saisit son exemplaire personnel et lut à haute voix des passages qu’elle avait soulignés
...C’est justement ce qui caractérise l’identité de chacun: complexe, unique, irremplaçable, ne se confondant avec aucune autre. Si j’insiste à ce point, c’est à cause de cette habitude de pensée tellement répandue encore, et à mes yeux fort pernicieuse, d’après laquelle, pour affirmer son identité on devrait simplement dire «je suis arabe», «je suis français», «je suis noir», «je suis serbe», «je suis musulman», «je suis juif»; celui qui aligne, comme je l’ai fait, ses multiples appartenances est immédiatement accusé de vouloir « dissoudre » son identité dans une soupe informe où toutes les couleurs s’effaceraient...
Et encore :
Si nos contemporains ne sont pas encouragés à assumer leurs appartenances multiples, s’ils ne peuvent concilier leurs be- soins d’identité avec une ouverture franche et décomplexée aux cultures différentes, s’ils se sentent contraints de choisir entre la négation de soi-même et la négation de l’autre, nous serons en train de former des légions de fous sanguinaires, des légions d’égarés.
‒ Cet essai a été publié en 1998. Plus de dix ans plus tard, un ministrion français fourbe lançait un débat national sur l’identité française avec pour arrière-pensée, à peine camouflée, l’idée qu’il fallait sommer les immigrés de choisir leur camp, comme si nous étions en guerre. Exactement ce que dénonçait Amin Maalouf. Et on voit sur quoi ce genre d’attitude débouche partout dans le monde. Imagine ce que pourrait être le cours des choses si nous avions des dirigeants ayant la hauteur de vue d’un Amin Maalouf. Tawfiq prit le livre et le feuilleta à la recherche d’autres pas- sages soulignés. Il en lut quelques-uns à haute voix :
...Ceux parmi eux qui pourront assumer pleinement leur diversité serviront de « relais » entre les différentes communautés, les diverses cultures, et joueront en quelque sorte de «ciment» au sein des sociétés où ils vivent. En revanche, ceux qui ne pourront pas assumer leur propre diversité se retrouveront parfois parmi les plus virulents des tueurs identitaires, s’acharnant sur ceux qui représentent cette part d’eux-mêmes qu’ils voudraient faire oublier. Une «haine de soi» dont on a vu de nombreux exemples à travers l’histoire.
Ces phrases versaient comme un baume au cœur de Tawfiq. Elles exprimaient si bien ce qu’il ressentait et les voir exprimées clairement par un auteur franco-libanais et soulignées par Ca- mille le libérait des doutes qui l’avaient parfois hanté. Sa culture occidentale, son ascendance arabe, sa nationalité israélienne et ses racines palestiniennes, sa religion musulmane et son amour pour une juive ne faisaient pas de Tawfiq un être tiède incapable de choisir son camp, il était au contraire un passeur, un ciment. Et ne rien nier de toutes ces identités était une force et non une faiblesse. Il se promit de faire comme Camille qui diffusait largement autour d’elle cet essai d’Amin Maalouf.
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Elle n’avait pas pour habitude de parler à ses parents de ses projets avant d’avoir pris une décision bien claire mais cette fois, dans une lettre où elle abordait différents sujets elle évoqua l’hypothèse de s’installer à Ramallah définitivement. Son père saisit l’occasion pour lui répondre sans édulcorer sa pensée.
Je comprends bien la rigueur et l’honnêteté de ta position et ta façon d’épouser complètement la cause palestinienne. Mais quelle que soit la légitimité d’une cause, la position de transfuge est difficile à assumer. Petit à petit on est amené à renier toute une part de soi-même, y compris celle qui n’a rien à voir avec le conflit. Tu te crois plus libre parce que tu n’es pas croyante, mais c’est au contraire ce qui rendra ta position plus difficile car tu n’auras rien de bien clair pour justifier ta différence et garder ton identité. Tu le disais toi-même: tu ne sais pas ce que c’est qu’être juif et pourtant tu te ressens comme telle, et c’est pour cela que tu défends les opprimés. Mais ce ne sera pas compris comme ça. Tu finiras par te sentir obligée de donner de plus en plus de gages de sincérité et tu en viendras à être plus radicale que les défenseurs naturels de la cause que tu as adoptée.
Camille prit mal cette lettre de son père car elle exprimait justement des craintes qu’elle ressentait obscurément au fond d’elle-même. En même temps elle voulait savoir ce que Tawfiq en pensait. Elle lui posa d’abord des questions détournées, puis des questions plus directes. En fait, sous une autre forme il lui présentait les mêmes arguments que son père. Tant qu’il était en Israël il avait voulu croire qu’un jour des négociations aboutiraient à une solution acceptable pour les deux parties. Mais la réalité des territoires occupés et le bouleversement total de tout le Moyen Orient l’avaient amené progressivement sans parti pris et sans passion à s’avouer que l’évolution la plus vraisemblable était l’extension de la violence à toute la région. Jusqu’à quel point et pour déboucher sur quoi? Ça il ne le savait pas. Mais de toute façon la situation serait intenable pour un couple mixte. Pour autant il ne voulait pas renoncer à Camille et pensait que la seule issue résidait dans l’exil. Exil pour lui s’ils s’installaient en France ou pour les deux s’ils allaient dans un pays tiers où ils pourraient conserver leurs convictions communes et peut-être continuer à militer sans participer à une guerre fratricide.
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Dov se lança le premier et, petit à petit, il se con a comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Il se laissait aller comme s’il avait toujours attendu de révéler un Dov que personne n’avait connu derrière son apparence de grand séducteur et de brillant chercheur. Il avoua que jusqu’à sa rencontre avec Miral il avait eu le sentiment de n’avoir connu que des échecs et des déceptions dans sa vie amoureuse. La réussite de ses travaux en physique ? Elle ne devait rien à ses compétences personnelles. Elle était due pour moitié à de la chance et pour moitié à l’imagination de ses collègues. C’était juste par égard pour lui que ceux-ci n’en avaient rien dit. Toute sa vie il avait connu l’angoisse de s’effondrer brusquement et de dévoiler aux yeux de tous qu’il n’était qu’un imposteur qui n’avait jamais mérité les espoirs mis en lui. Aujourd’hui il se demandait même s’il n’avait pas pris le prétexte de l’interception de Tawfiq par la police des frontières pour se lancer dans une fuite en avant de façon inconséquente, car s’il avait le droit de remettre en cause sa carrière il n’avait pas celui de mettre en jeu celle de ses collaborateurs. La rencontre avec Miral lui avait redonné confiance puis, tout à coup, la question de la paternité avait ressurgi. Il avoua que cette question le tourmentait depuis longtemps. Prendre la responsabilité de donner la vie lui paraissait au-dessus de ses forces. À une époque ses parents lui en parlaient souvent puis ils avaient cessé de le faire, après avoir compris que ce n’était pas un sujet à abor- der avec lui, même pour plaisanter. En quelques mots Miral avait réveillé toutes ses angoisses, sa peur de ne pas être à la hauteur, le sentiment qu’il allait s’effondrer, que le masque allait tomber et que toutes ses faiblesses allaient apparaître au grand jour.

Miral s’aperçut qu’il traversait un épisode de profonde dé- pression qui lui faisait voir tout en noir et dénigrer ses succès les plus évidents et ses actes les plus courageux. Elle se retrouvait dans l’étrange situation d’avoir à le consoler. Pour la première fois elle se posa des questions sur sa propre réaction.

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