Le
Vide-Grenier juin 2010
Ils avaient
décidé de dîner ensemble pour préparer le vide-grenier de la rentrée. Le sujet fût
abordé au moment de passer à table et l’un des convives engagea la conversation:
-
J’en profiterais
bien pour me débarrasser de tous les livres de ma bibliothèque !
-
Ne dis pas
n’importe quoi répondit son épouse.
-
Je ne dis pas
n’importe quoi, quel intérêt y a t-il à garder des ouvrages qui accumulent la
poussière et qu’on ne ressortira jamais, d’autant plus que sous peu je pourrai
avoir un e-book avec toute ma bibliothèque en mémoire.
Les avis à
fusaient, aussi divergents que
définitifs :
-
Mes livres sont
mes amis. Je les garde, même si je les connais par cœur.
-
Si un jour tu
regrettes un livre que tu as jeté tu le rachètes et ça te reviens moins cher
que d’en stocker 500 dans une bibliothèque qui coûte 3000 €, sans compter le
prix du mètre carré supplémentaire à Paris !
-
Ne te fatigues
pas, je ne marcherai pas dans tes provocations !
Sentant
monter la tension la maîtresse de maison essaya de calmer la discussion:
-
Tiens j’ai vu un
truc vachement sympa aux 7 parnassiens: Le livre à pattes. C’est une bibliothèque dont tu peux emporter un
livre à condition d’en mettre un autre à la place.
-
J’ai vu ça mais
il n’y a que des daubes !
La
tentative de diversion fit long feu et sous l’effet des apéritifs suivis du bordeaux
chacun développait son point de vue sans prêter attention à celui des autres.
-
Laisse tomber, de
toute façon il ne lit pas.
-
Je ne lis pas
moi ?
-
En tous cas pas
de la littérature.
-
Ah ! Nous y
voilà… La Littérature avec un grand L!
Des
arguments déjà ressassés cent fois furent échangés de nouveau.
Au total
ils firent un bon repas, burent passablement et finirent par décider qu’en ce
qui concernait le vide-grenier il serait aussi simple que chacun s’organisa à
sa guise. Ils s’engagèrent seulement à se rendre visite sur leurs emplacements
respectifs.
Paul et Catherine
n’avaient pas vraiment pris part à la discussion. En rentrant Catherine fit
quelques commentaires assassins sur certains convives. Lui n’aimait pas sa
façon de condamner les gens sans appel mais il se garda bien de répondre. Ce
n’était pas le moment de déclencher une dispute juste la veille de ce
vide-grenier sensé marquer une étape décisive dans leur relation. Car pour eux
il ne s’agissait pas d’un simple divertissement dominical.
Paul et Catherine
avaient fait connaissance au même vide-grenier, un an plus tôt : Paul
avait devancé Catherine pour l’achat d’une statuette Art Déco qu’elle guignait
depuis un moment. Devant sa mine déconfite lorsque Paul réussi à l’acquérir
pour la moitié du prix affiché il lui avait proposé de la lui céder à condition
qu’elle accepta de prendre un brunch avec lui le dimanche suivant. Par la suite
ils s’étaient revus régulièrement et de fait depuis six mois ils vivaient ensemble,
tantôt chez l’un tantôt chez l’autre au gré des circonstances. Mais au delà de
la célébration d’un anniversaire, ce vide-grenier était crucial pour une raison
encore plus importante : ils avaient fini par convenir qu’il était idiot, par
ces temps de crise, de payer deux loyers, deux taxes d’habitation et toutes
sortes de factures en double. Et, cerise sur le gâteau, en récupérant une des
deux cautions ils pourraient s’offrir un beau voyage ; pas un voyage de
noces mais peut-être bien un voyage de PACS !
Seulement
voilà : Quel appartement conserver et lequel abandonner ; le
deux pièces douillet de Catherine aux Abbesses ou le loft de Paul à la
Bastille ?
Ils en
avaient débattu des semaines en affectant de n’envisager la question que sous
l’angle strictement pratique : montant du loyer, espaces de rangement pour
contenir toutes leurs affaires, proximité de leurs bureaux, des amis, et autres
critères strictement objectifs. Mais de fait aucun des deux n’avait envie de
quitter un appartement déniché après de longues recherches et décoré avec soin.
Chacun y allait d’un hypocrite « … si tu préfères on va chez toi, je
suis sûr(e) que je m’y plairai beaucoup…» auquel l’autre rétorquait par un non
moins hypocrite « Mais non, je vois bien que ça t’embête et d’ailleurs
j’aime beaucoup ton appartement»… Après quelques semaines passées à ce petit
jeu et des discussions à la limite de la dispute ils finirent par reconnaitre
qu’au fond chacun préférerait voir l’autre déménager et qu’il allait falloir trancher
de façon arbitraire. Ils convinrent de
fixer l’anniversaire de leur première rencontre comme délai ultime et, pour que
l’échéance soit irrévocable, ils allaient faire ce vide-grenier non pas comme
acheteurs mais comme vendeurs de tout ce qui allait se trouver en double du
fait de l’abandon de l’un des appartements. Le soir même ils tireraient au sort
l’appartement à quitter et emménageraient dans l’autre avec toutes les affaires
conservées.
Ils avaient
donc ouvert un cahier et recensé tout ce qui était en double exemplaire. Puis,
en se targuant d’être au dessus des arguties de leurs amis de la veille, chacun
fit preuve d’un grand discernement en acceptant de sacrifier tout ce qui
n’était pas, d’évidence, œuvre marquante. Ce ne fut pas sans quelques
serrements de cœur, aussi se permirent-ils quelques exceptions au prétexte
qu’il s’agissait de livres reçus en cadeau ou parsemés d’annotations
importantes. Ce fut beaucoup plus facile pour la discothèque et les DVD. Ils établirent ensuite la liste des
objets à vendre: Lampe halogène de Catherine, Théière de Paul etc. la
liste se poursuivant sur trois pages dont ils prirent une copie chacun pour pouvoir
rassembler les objets et les préparer au transport. Enfin, pour les meubles et
le gros électroménager ils aviseraient plus tard selon l’appartement retenu.
Le lendemain,
ils étaient à pied d’œuvre dés 7 heures du matin dans un Paris désert. Le Paris qui donne
envie de se lever tôt pour se promener avant l’invasion des voitures. Le soleil
commençait à réchauffer l’atmosphère et la rue s’animait progressivement.
Ils avaient
approché leurs deux voitures jusqu’à quelques mètres de l’emplacement qui leur
avait été attribué. Paul avait transporté le plus gros et commençait à
installer une planche sur des tréteaux tandis qu’elle finissait de décharger quelques bricoles. Il ne put s’empêcher de
lorgner ses jambes tandis qu’elle se penchait à l’intérieur de la voiture et
que sa robe remontait bien au dessus des genoux. Catherine s’en aperçu et en
fut amusée et flattée :
-
Dis donc toi, tu travailles
au lieu de mater mes fesses ?
Elle avait
l’air de virevolter sans but mais tout prenait place harmonieusement comme s’il
n’y avait aucune autre disposition possible alors que lui tournoyait sans cesse,
un ou deux objets en main sans jamais leur trouver la bonne place. Catherine se
désolait de voir l’inefficacité de Paul dans de telles situations.
Tout fini tout
de même par tenir sur la grande planche rectangulaire. Les vêtements étaient
pendus à un portant posé sur le côté. L’ensemble avait belle allure comparé aux
autres stands où s’entassaient des bibelots sans intérêt.
Ils prirent
le temps de saluer leurs voisins immédiats. Paul traversa la rue pour
aller bavarder avec deux enfants qui avaient posé leurs jouets sur une feuille
de plastique. Les gamins lui proposèrent des gâteaux qu’ils avaient fabriqués pour
les vendre et lui demandèrent son point de vue sur les prix qu’ils affichaient
pour chaque article. Catherine le rappela à l’ordre une fois de plus.
-
Holà ! Paul,
tu es là pour vendre, par pour jouer avec les enfants !
Paul leur
promit de revenir plus tard acheter des gâteaux pour accompagner son café.
-
J’arrive, y a pas
l’feu, c’est l’heure des brocanteurs, pas des vrais clients.
-
Un bon client est
un client qui paye sans discuter, brocanteurs ou pas!
-
Eh bien pour moi
les vides greniers ce n’est pas fait pour les brocanteurs.
La
discussion fut interrompue par un passant qui demandait le prix d’une cafetière.
Catherine lui répondit de mauvaise grâce et finit par retirer la cafetière en
disant qu’elle n’était plus à vendre.
-
Tu es prête à
vendre aux brocanteurs et tu évince ce brave homme sans raison?
-
Tu parles d’un
brave homme ! c’est le genre à marchander pendant deux heures parce qu’il se
croit plus malin que les autres et qu’on ne la lui fait pas !
-
Tu es rudement
perspicace pour juger les gens comme ça, au premier coup d’œil !
-
Tu sais ce
qu’elle te dit la vendeuse perspicace ?
Elle coupa
court en lui posant les lèvres sur la bouche
Ça a failli
casser plusieurs fois mais je crois que
j’ai bien fait de me décider. Elle est belle, désirable, quand il faut décider elle n’hésite pas là
où il me faut réfléchir deux heures avant de conclure qu’elle avait raison.
C’est bien ce qu’il me faut : quelqu’un qui me bouscule un peu…
Entre-temps
la rue s’était animée. Des passants parcouraient des yeux les étalages sans s’arrêter, d’autres examinaient chaque
article sous tous les angles. Il y avait toujours deux ou trois femmes autour du portant de Catherine.
Un individu
de type nord-africain passait en revue tous les livres disposés devant Paul: 1
Euro les livres de poche, 2 Euros les livres brochés. Il s’attarda sur les œuvres de Proust et fini
par prendre « Albertine disparue» avec une photo de jeune fille en robe rouge
en couverture. Il tendit à Paul un billet de cinq Euros.
-
Hm… Vous savez,
il vaut peut être mieux choisir un livre moins… enfin je veux dire plus…
-
Vous êtes gentil mais
j’ai fait ma thèse sur l’image de la femme chez Proust, dans le roman courtois et
dans la poésie arabe au 12e siècle. Et c’est juste que mon exemplaire
d’Albertine part en morceaux…
-
Excusez moi, désolé…Heu…
je n’ai pas de monnaie, prenez-le je vous en prie je vous l’offre.
-
Mais non, prenez
les cinq euros je repasserai quand vous aurez de la monnaie,
-
Je vous assure,
ça me ferait plaisir…
Catherine
intervint dans leur échange :
-
Donnez Monsieur,
voici votre monnaie.
Le monsieur
prit les trois Euros tendus par Catherine et s’éloigna en feuilletant son
livre.
-
Comme vendeur tu es
trés perspicace toi…
-
Tu sais ce qu’il
te dit le vendeur perspicace?
Et c’est lui
qui lui posa un baiser sur la bouche.
D’autres
promeneurs s’arrêtaient devant la table, un jeune homme désigna un radioréveil
en demandant s’il pouvait l’essayer. Paul ayant acquiescé le client saisit le
poste et pressa le bouton de mise en marche puis successivement tous les
boutons de préréglage. Les fréquences de Radio France défilèrent une à une. Le jeune homme demanda le prix. Paul était
occupé avec une dame qui examinait son grille-pain, 30 Euros lança Catherine,
15 proposa l’acheteur, 20 dit Catherine, c’est un modèle qui ne se fait plus et
qui a une sonorité exceptionnelle. Le jeune homme tendit un billet de 20 Euros
et emporta le radioréveil. Catherine passa derrière Paul et lui chuchota à
l’oreille : Prend de la graine, tu l’as payé 15 Euros chez le pakistanais
en face de chez toi.
Elle exagère, en plus en une semaine il consomme l’équivalent
de son prix en piles de rechange…Je le rappelle pour le prévenir ? …
La cliente du
grille-pain interrompit la
délibération intérieure de Paul: Alors ce grille pain vous me le faites à
combien?
-
Je le propose à
3€. C’est une grande marque mais il ne s’arrête pas tout seul, il faut appuyer
là pour faire sortir les tartines.
-
Ce n’est pas trop
gênant ça…
-
Non, sauf si un
jour vous allez faire autre chose et que vous oubliez de revenir à temps … et
là vous risquez l’incendie.
-
… Merci je ne
prends pas le risque. Elle se retourna pour essayer les manteaux pendus au portant.
Catherine chuchota
à l’oreille de Paul : Dis-moi, tu vends un grille-pain ou des assurances
incendie ?
La
cafetière de Catherine trouva un acquéreur, Paul vendit aussi sa théière puis
fit un seul lot pour un téléphone, une imprimante et un scanner pour un jeune homme intéressé par l’ensemble.
Pendant
qu’il menait cette transaction un des enfants s’était faufilé entre les clients et la table.
Catherine lui fit remarquer qu’il gênait:
-
Le Monsieur a dit
qu’il voulait nous acheter des gâteaux pour son café.
-
Ne t’inquiète pas,
il ira vous voir quand il voudra de vos gâteaux.
Paul avait
suivi la scène sans pouvoir intervenir mais aussitôt qu’il eut terminé il alla
voir les deux gamins et revint avec un paquet de gâteaux.
Sur ce Catherine
déclara qu’elle allait faire un tour et saluer les copains sur leurs
emplacements respectifs.
Avant de
partir elle s’accroupit un long moment pour jouer avec le petit chien d’une
dame qui fouillait dans les cartons du voisin. Paul regardait la scène du coin
de l’œil tout en encaissant le produit de la vente de 3 livres d’un coup. Sur
la liste il cochait comme à regret chaque ouvrage vendu.
C’est exaspérant cette façon de rabrouer
un enfant puis de cajoler premier chien
venu !
Au bout
d’une demi-heure Catherine revint avec deux cafés brûlants dans de petits gobelets
en plastique. Elle en posa un devant
Paul qui était en grande discussion avec une jeune maman laquelle berçait mécaniquement
une poussette tout en l’écoutant attentivement. Catherine s’assit à l’écart
pour finir son café.
La maman saisit
le livre que tendait Paul et lui présenta en échange un billet de 10 Euros.
-
Aïe … on va
encore avoir un problème de monnaie, désolé, on aurait dû apporter une réserve de
pièces d’un Euro. Prenez le livre, vous reviendrez payer plus tard.
-
Vous êtes gentil
mais je dois rentrer, et vous m’avez donné envie de me plonger tout de suite
dans les Braises.
Elle eut un
petit rire gêné pour cette plaisanterie involontaire.
-
Voyons si je peux
trouver un achat pour faire le complément à 10 Euros.
Elle parcouru
les piles de DVD et de CD sans grande conviction. Elle trouva très jolie une
salière en porcelaine, la retourna pour en voir le prix et la reposa avec
une mimique complice.
-
Douze Euros, ça ne
nous avance pas beaucoup.
Elle aperçut
un cadre et en en voulant le saisir heurta un vase qui se renversa. Catherine
se précipita pour le remettre en place en lançant un « Faites attention ! »
nettement exagéré pour la circonstance.
Paul lui jeta un regard surpris.
-
Mais non, ce
n’est pas grave, le vase est intacte.
Il prit la
salière et la donna à la maman.
-
si elle vous
plait prenez la salière et le livre pour dix Euros ; contrairement aux
autres acheteurs vous n’avez même pas essayé de marchander.
-
La dame remercia,
déclina la proposition de Paul d’envelopper la salière et s’en alla en
s’excusant encore pour sa maladresse.
-
Il n’y avait pas
de quoi engueuler cette pauvre dame.
-
C’est une conne, tu
n’as pas vu ses mimiques ?
Fit Catherine
en imitant la dame.
Paul senti
le sang lui monter au visage. Il chercha une réponse appropriée sans la trouver,
renonça à répondre et reporta son agacement sur un passant qui manipulait ses
livres sans ménagement. Tournant le dos à Catherine Paul alla se planter devant
le gêneur sans rien dire, espérant ainsi le faire fuir.
Catherine
regardait la scène avec un air qui signifiait clairement « tu vois un peu,
toi qui veut défendre tout le monde. »
Le badaud
prit tout son temps puis finit par s’en aller sans rien demander.
Paul ressenti
comme une délivrance. Dans un élan irréfléchi il se mit à retirer tous les
livres rescapés de la vente et à les ranger dans des cartons vides. Il avait à
peine rangé le dernier livre qu’il vit revenir l’acheteur du radioréveil.
S’attendant à une récrimination Paul pris les devants et lui proposa de
reprendre l’objet si il avait le moindre regret sur cet achat. Le monsieur
protesta qu’il n’avait aucun regret mais voulait juste une explication sur la
façon de régler le réveil.
Déçu par
cette réponse Paul insista, dit qu’il s’était trompé, que d’ailleurs ce réveil
consommait trop de piles et, contre toute logique, offrit de racheter l’article
au double du prix consenti. Sans un mot le client interloqué pris les billets
tendus par Paul et reposa l’objet sur la table. Paul se sentait tout à coup
plus léger.
Dans le
même élan il sortit son iPhone, se connecta à Amazon.fr et passa commande de
tous les livres vendus dans la matinée.
Catherine
l’observait sans rien dire. Il conclut son achat en demandant une livraison express,
rangea son iPhone et demanda à Catherine de tenir le stand pendant qu’il allait
faire le tour du vide grenier.
Une demi-heure
plus tard il revint avec une nouvelle théière, son propre téléphone portable
ainsi que l’imprimante dont il avait visiblement retrouvé l’acheteur.
Catherine
ne posa aucune question et se mit à ranger les objets qui lui appartenaient.
-
Tes affaires
seront sur le pallier à partir de 15h, passe les prendre avant 8 heures ce soir sinon je les mets
à la poubelle.
Cette fois ça ne paraît pas rattrapable… Bon, j’ai
sauvé presque tous mes livres…pour Albertine je ne regrette rien, elle est en
de bonnes mains…ça m’embête pour Les Braise… mais je pourrais peut-être le
récupérer, je suis sûr d’avoir déjà rencontré la jeune femme dans le quartier…
Tiznit le 26 mai 2010
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire