CHOP SUEY, Mai 2007
Le soleil couchant enflammait les façades vitrées de
la 53ème rue. Kate présentait son visage à la douceur des rayons
reflétés par les vitres. Elle avait dénoué son écharpe dont les pans rayés de
bandes jaunes et blanches se détachaient sur le chandail bleu, soulignant
l’élégance de sa silhouette.
En attendant son amie attardée dans les dernières
salles de l’exposition temporaire du MoMA, Kate repassait en mémoire les toiles
qu’elle avait remarquées. Comme toujours elle avait été intéressée, intriguée,
parfois surprise, mais jamais bouleversée. Et donc, une fois de plus, elle
s’interrogeait sur l’enthousiasme des amis qui l’avaient engagée à aller voir
cette exposition toutes affaires cessantes. Décidément pour l’émotion mieux
valait un concert de piano, un roman russe ou un bon film. Elle en discutait
souvent avec Pamela qui voulait absolument lui faire partager tous ses coups de
foudre. Celle-ci évoquait avec passion le talent de tel artiste capable de
capter l’expression d’un regard, la mélancolie d’un visage ou de rendre la
finesse d’une dentelle précieuse. Kate écoutait ces plaidoiries passionnées
sans douter de la sincérité de sa meilleure amie mais elle n’y trouvait pas de
réponse aux questions qu'elle se posait sur l’émotion dans l’art pictural.
Elle se disait alors qu'il suffisait probablement d’un
détail particulier, une combinaison de couleurs, une ambiance ou peut-être la
conjugaison des trois pour éveiller une réminiscence et déclencher l’émotion
chez une personne aussi sensible que Pam. Celle-ci
arrivait justement en s’excusant : elle n’avait pas pu s’arracher à la
contemplation des œuvres qu’elle venait de découvrir. Sans même reprendre son
souffle elle entrepris de commenter celles qu'elle avait préférées.
Loin d’en être agacée Kate
en fut, cette fois, ravie car jusqu’alors la journée avait été plutôt sombre:
Le matin Pam lui avait donné rendez-vous pour chercher son soutien dans un moment difficile. Elles
s’étaient retrouvées dans le café qu’elles choisissaient toujours lorsqu’elles
voulaient être sûres de ne croiser aucune connaissance. Cette fois-ci, Pam
ne venait pas pour lui soumettre une idée de fête surprise ou de grand voyage
mais pour lui raconter ses déboires sentimentaux.
Elles s’étaient attablées au
premier étage, prés d’une fenêtre aux vitres teintées de jaune. Le mobilier de la salle,
sans doute à l’avant-garde quelques décennies plus tôt, revêtait à présent un
air désuet qui n’était pas pour rien dans le choix de cet endroit par les deux
jeunes filles. Boudant délibérément les
décors inox et plastique des sixties, elles s’appliquaient à dénicher tout ce
qui pouvait rappeler les années trente
découvertes dans les albums photos de leurs parents.
Dans leur petit groupe d’amis, Kate tenait le rôle du
sage que l'on consulte lorsqu’il faut prendre une décision importante. Pourtant
elle donnait rarement un conseil ou un
avis personnel. Elle se contentait d’aider son interlocuteur à voir plus clair
dans ses propres motivations, à se retrouver en somme. La plupart du temps cela suffisait à dénouer
une situation apparemment sans issue. C’était aussi sa manière de respecter la liberté individuelle de ses amis
et de leur faire confiance.
Kate écouta Pam raconter comment une discussion
avec son fiancé avait, une fois de plus, tourné en discorde puis en brouille
persistante, au point qu’elle avait décidé de rompre définitivement.
En même temps qu’elle expliquait sa décision,
Pam ne pouvait s’empêcher d’observer le couple qui occupait la table en face.
Une jeune femme s’adressait avec vivacité à un homme à l’air parfaitement
indifférent, apparemment plus intéressé par la fumée de sa cigarette que par ce
que lui racontait sa compagne. Ne sachant rien de la scène qui se déroulait
derrière elle, Kate ne comprenait pas pourquoi elle n’arrivait pas à capter le
regard de son amie, d’habitude si attentive à ses interlocuteurs et pourquoi
elle prenait un air de plus en plus décidé au fur et à mesure qu’elle avançait
dans son récit. Elle se contenta donc de lui suggérer de patienter 24h avant
toute décision définitive et l’entraîna
au MoMa pour une visite qu’elles projetaient depuis plusieurs jours.
Au fur et à mesure de la progression dans les
salles du musée, Pam s’était calmée et avait retrouvé son enthousiasme habituel
pour la peinture moderne. Kate en fut rassurée et proposa de faire une
promenade dans le quartier pour profiter de cette belle soirée d’automne dans
Manhattan.
L’air était doux et le ciel
passait progressivement du bleu au rose avant de virer par endroits au pourpre du crépuscule.
Dans la 5ème
Avenue, les portes des immeubles libéraient des groupes d’employés pressés.
Certains s’arrêtaient un instant pour échanger quelques mots avant de se
séparer, d’autres s’engageaient le long des trottoirs et d‘autres encore
attendaient la prochaine interruption du flot des taxis jaunes pour traverser
la chaussée.
Au coin de la 58ème rue Kate et Pam
tournèrent à droite pour longer l’extrémité sud de Central Park, sous des
arbres aux couleurs somptueuses. Les passants se retournaient sur ces deux
silhouettes comme échappées d’un film des
années folles.
Arrivées sur la 8ème
avenue, au moment où elles allaient se séparer, Pam tira la conclusion de leur
discussion : " Je pense vraiment avoir pris la bonne décision.
Je sais que je vais passer des moments difficiles mais ça ne le sera pas plus
que de vivre perpétuellement entre deux crises."
Bien qu’important cet épisode n’était pas le plus grave
que les deux amies aient eu à affronter
et elles devaient en oublier bientôt les détails. En revanche, la tonalité de
cet après-midi d’automne devaient rester longtemps dans leur mémoire, comme un
rêve très fort dont on a retenu les sensations et oublié le contenu.
Pendant quelques mois encore le café au mobilier
trente resta le lieu de rendez-vous des deux amies lorsqu’elles voulaient être
tarnquiles. C’est encore là que Kate raconta à Pam sa rencontre avec Tom, le
jeune professeur qu'elle avait rencontré dans un congrès sur la physique des
particules.
Bientôt dix ans depuis cet
après-midi de l’automne 1964, leurs liens d’amitié n'avaient en rien faiblis et
elles continuaient à se retrouver en tête-à-tête pour se concerter à chaque
événement de leur vie privée ou de leur carrière professionnelle.
Après de brillantes études
scientifiques, Kate dirigeait à présent
une équipe de chercheurs dans un centre d’astrophysique tandis que Pam commençait à figurer en bonne place dans les
listes d’experts du Quattrocento.
Une fois de plus Pam avait
appelé Kate au secours et lui avait donné rendez-vous dans ce même café qu’elles avaient pourtant
délaissé depuis longtemps.
Il
s’agissait d’une affaire de cœur mais bien plus sérieuse: Pam s’apprêtait à
informer Kate d’une importante décision. Cette fois encore un couple était
attablé derrière elles, mais
spontanément, Pam avait pris la place qui leur tournait le dos. La discussion dura longtemps. Contrairement à
son habitude Kate avait formulé son avis de façon très explicite. "Ne
prends pas de décision avant d’avoir revu Barney et promet moi de m’appeler
avant de donner une réponse définitive pour ce poste en Italie."
Dans le taxi qui la ramenait chez elle Kate se demanda si
elle avait eu raison d’avoir été si directive et elle tentait de se rassurer
en songeant à toutes les raisons qui, de
son point de vue, devraient faire de Barney le compagnon idéal pour Pam.
Pam
et Barney s’étaient rencontrés chez des amis communs, amateurs d’art également.
Ils s’étaient découverts les mêmes goûts en peinture et s’intéressaient aux
même courants esthétiques. Pour ses
recherches universitaires, Pam étudiait la peinture européenne classique mais
elle consacrait ses loisirs à l’art américain contemporain dans lequel Barney
venait également de se plonger. Dés leur premier contact ils s’étaient rendu
compte avec enthousiasme qu’ils admiraient les mêmes artistes encore très peu
connus du public. Par la suite ils se revirent souvent en compagnie d’autres
amis puis en tête-à-tête, chacun faisant découvrir à l’autre une nouvelle
exposition ou une nouvelle galerie.
Pam savait que Barney
s'était marié une première fois pendant son séjour en Europe. Sa femme était française et ils avaient eu une petite fille, par la suite ils s'étaient aperçus que leur mariage avait
été une erreur de jeunesse et qu’il valait mieux se séparer dans les meilleures
conditions possibles. Mathilde avait conservé la garde de la petite
Christiane que Barney pouvait voir aussi souvent qu'il voulait.
Malgré son éducation et le
milieu très catholique où elle avait grandi, Pam s’abstenait de porter tout
jugement sur le passé de Barney. Au départ elle avait été sincèrement persuadée que leur relation
resterait de nature amicale et intellectuelle, du fait, précisément de la
situation de Barney.
Mais le
temps passant, elle se rendait compte que leur attachement l’un pour l’autre
changeait de nature et elle voyait venir le moment où Barney allait lui dévoiler
ses sentiments. Elle redoutait cet instant et était incapable d’imaginer quelle
serait sa réaction. Les choses prenant, dans son esprit une tournure de plus en
plus confuse, elle avait opté pour la
fuite. Son ex-directeur de thèse venait justement, de lui transmettre une
proposition de séjour à l’Académie des Beaux-Arts de Rome et la pressait
d’accepter sans plus tarder. Avant d'envoyer une réponse positive, elle avait
donné ce rendez-vous à son amie pour l'en informer.
Kate
utilisa ce jour là tout son pouvoir de persuasion pour lui faire changer
d’avis. Pourtant, quelques mois plus tôt, elle avait été très réservée
lorsque Pam lui avait présenté Barney. Elle ne croyait ni à une amitié purement
platonique ni non plus à la solidité d’une liaison fondée sur une convergence
de goûts artistiques. Par ailleurs il y avait
ce premier échec sentimental et cette petite fille qui occupait certainement
une place importante dans la vie privée de Barney. Progressivement elle changea
d'avis en apprenant à le connaître. Ce
mélange d’ambition tranquille et de modestie lui plaisait et la bienveillance
du regard qu’il posait sur les êtres et les choses acheva de la convaincre
qu’il serait un compagnon idéal pour Pam
Barney A. Ebsworth avait fait des études brillantes à
l’Université de St. Louis où vivait sa famille. Mobilisé en 1951 pendant la
guerre de Corée il eut la chance de faire partie d’un régiment cantonné à Paris
pendant toute la durée du conflit. C’est là qu’il avait appris à aimer la
peinture. Rapidement il prit l’habitude de passer tous ses week-ends au Louvre.
C’est également à cette époque qu’il avait décidé de faire carrière dans le
secteur du voyage. A présent il dirigeait InTrav, une petite société dédiée à
l’organisation de voyages de luxe pour les grandes entreprises et les riches
particuliers. InTrav se développait rapidement et il réfléchissait déjà à des
projets plus ambitieux comme celui de constituer un jour une flotte de navires
de croisière.
Le lendemain de leur discussion
au café, Pam appela Kate comme elle s’y
était engagée. Elle venait de décliner le poste à Rome. En raccrochant
Kate se dit que Pam ne tarderait pas à lui proposer un
nouveau tête-à-tête pour lui raconter comment Barney s’était déclaré et
peut-être même pour lui parler de mariage et lui demander d’être son témoin…
Quinze ans s'écoulèrent durant lesquels les deux amies ne
passèrent pas un jour sans se voir ou se téléphoner.
"145 000, 145 000 une
fois… 146 000 à ma gauche… 147 000, 148 000 au troisième rang…"
A chaque nouvelle enchère Barney
se contentait de faire un signe de la main. La salle était pleine et les
derniers arrivants devaient rester debout contre le mur du fond. Les hommes
étaient d’une élégance discrète, les femmes portaient des robes dignes d’un
défilé de mode. Aux premiers rangs, on pouvait reconnaître presque tout ce que
New York comptait de spécialistes de la peinture américaine contemporaine.
Comme à son habitude Barney était juste en face du
commissaire priseur tandis que Pam se tenait au fond afin de pouvoir suivre
tout ce qui se passait dans la salle de vente.
Les amateurs de peinture moderne qui connaissaient le voyagiste
multimillionnaire, administrateur de plusieurs musées, conseiller de
l’American Museum and Smithsonian Institut, et co-directeur du comité de
sélection de la National Gallery of Art de Washington, avaient compris que
Barney Ebsworth tenait à faire de "Chop Suey" le fleuron de sa
collection personnelle et qu’il ne s’arrêterait probablement pas en cours
d’enchères.
Barney expliquait souvent que son intérêt pour la
peinture américaine provenait d’un choix délibéré." J’ai toujours voulu me
constituer une collection de peinture disait-il, mais quand j’ai commencé, dans
les années 70, je ne savais même pas qui
étaient Hopper ou O’Keeffe et j’étais assez sceptique devant l’art abstrait.
Quand j’ai eu suffisamment d’argent j’ai entrepris d'acquérir des peintres
hollandais du 16 et du 17ème siècle. Cette première orientation a
pris fin brutalement en 1972 à Rotterdam. J’abordais alors les affaires
maritimes et le propriétaire de la Holland America Line m’avait invité à voir
la collection de son oncle. Il possédait 17 Rembrandt ! De retour chez moi
j’ai pensé : « tu ne connais rien à la Hollande ni aux
hollandais, tu ne parles pas leur langue et leurs plus grands chefs d’œuvres ne
sont plus à vendre. Tu ferais mieux de chercher dans une autre
direction. » Sur les conseils du conservateur du musée de St. Louis je me
suis alors tourné vers la peinture contemporaine américaine qui n’avait pas encore
attiré l'attention des grands
collectionneurs."
Cette vente aux enchères était
la première sortie de Tom et Kate depuis qu’un problème de santé avait tenu
cette dernière éloignée de son laboratoire et, à fortiori, de toute activité
mondaine. En venant y assister ils savaient seulement que Barney s’apprêtait à
faire une acquisition importante mais ils étaient arrivés en retard et
n’avaient pas eu le temps de prendre connaissance du catalogue.
A présent l’œuvre mise en vente
était posée sur un chevalet à droite de l'estrade et, placés comme ils
l'étaient, ils ne pouvaient distinguer qu’une surface vaguement orange et
bleue.
Pendant toutes ces années Pam
n’avait jamais renoncé à développer la sensibilité artistique de Kate, tandis
que celle-ci n’avait jamais cessé d’expliquer les progrès de la cosmologie à
son amie. Mais alors que Pam s’était montrée capable d’imaginer l'univers en
expansion, la matière noire ou l'énergie du vide, Kate restait toujours de
glace devant les plus grands chefs d’œuvre de la peinture moderne. Face aux
envolées lyriques des amateurs d'art elle ressentait le même malaise que lors
de ses discussions avec les scientifiques croyants. Elle faisait mine d'être
ouverte aux points de vues différents des siens, mais lorsqu'elle racontait à
Tom les contorsions intellectuelles élaborées par certains chercheurs pour concilier la théorie du Big Bang avec la
création du monde en sept jours, elle terminait toujours son récit pas la même
exclamation : "Les bras m’en tombent !" Et la phrase
n’était pas exempte d’une certaine dose de condescendance. Elle disait souvent,
mais était-ce bien sincère, qu’elle devait souffrir d’une sorte d’infirmité,
une lacune totale de dispositions pour la foi et le mysticisme. Et de fait elle
se consolait bien vite en pensant à toutes les occasions de s’émerveiller que
lui avaient procuré ses recherches. Il lui arrivait de rester des heures à
observer deux galaxies en cours de fusion et à imaginer les cataclysmes qui
devaient s'y dérouler. Elle s'émerveillait de pouvoir contempler à cet instant
même, une image datant de quelques
milliards d'années, un présent déjà tellement ancien. Parfois elle se
réveillait en pleine nuit pour tenter une petite modification dans une équation
et cela ouvrait la voie à un nouveau concept et à des perspectives
vertigineuses. Mais à part Tom, qui, dans son entourage, pouvait croire que
l’ajustement d’une expression mathématique puisse procurer une telle
excitation?
A chacun donc ses scepticismes
et à chacun ses émotions; finalement les siennes n’avaient rien à envier à
celles des grands artistes ou des grands mystiques.
Pendant que Kate se laissait aller à ces réflexions, la
plupart des acquéreurs potentiels du tableau convoité par Pam et Barney avaient
lâché prise. Il ne restait plus qu’une jeune femme persévérante en bordure du 3ème rang. Elle
venait d’ajouter 2000 dollars à la dernière enchère de Barney.
A ce moment Pam s’était retournée et avait aperçu
Kate. Celle-ci la salua d’un léger signe de la main. « 185 000 au fond de
la salle » lança le commissaire priseur qui avait pris ce geste pour une
nouvelle enchère. Pam manqua s’étouffer de rire en voyant l’air effaré de Kate.
La jeune femme du troisième rang qui avait sans doute dépassé depuis longtemps
les limites qu’elle s’était fixées, fut définitivement dégoûtée par l’arrivée
d'un nouveau concurrent. Elle se leva ostensiblement et se dirigea vers la
sortie avec l’air de dire "ces gens-là sont totalement
déraisonnables ". Barney ne s'était même pas retourné, indifférent à
l'arrivée d'un éventuel enchérisseur tant il était déterminé à l'emporter. Il
leva de nouveau la main et, après les formules d’usage, le commissaire priseur
abattit le marteau consacrant l’attribution de l’œuvre à Barney A. Ebsworth.
Les curieux refluèrent rapidement vers la sortie
permettant à Pam, hilare, de se rapprocher de Kate.
« Je te promets que si j’avais pu faire signe à
Barney avant la dernière enchère, tu serais à l’heure qu’il est, l’heureuse
propriétaire d’un chef-d’œuvre de la peinture contemporaine! ». Tom n’avait
pas eu le temps de frémir pour ses économies et s’amusait beaucoup. Tous trois
rejoignirent Barney qui ne comprenait rien à ce qu’essayait de lui expliquer
Pam entre deux fous rires. Revenue de sa stupeur, Kate riait aussi tandis que
Pam finissait difficilement ses explications au terme desquelles elle conclut
qu'en intervenant dans la vente, Kate leur avait sans doute fait économiser
quelques milliers de dollars. Barney, encore tout heureux de son acquisition et
absolument ravi de cet incident posa deux baisers retentissants sur les joues
de Kate. Sans compter, dit-il, le plaisir que je vais avoir à ajouter cette
anecdote à mes souvenirs de collectionneur.
Une première occasion lui fut donnée de la raconter
dés la semaine suivante lors du cocktail organisé pour l’accrochage du chef d’œuvre
qu’il venait d’acquérir.
Après avoir accompagné les derniers invités jusqu’au
perron, Pam et Barney revinrent vers le salon où ils découvrirent Kate plongée
dans la contemplation du tableau.
- Kate ma chérie, t’intéresserais-tu à la peinture
contemporaine à présent ?
- Je crains bien que non… mais je trouve qu’il y a
quelque chose de troublant dans ce tableau. Tout y semble banal et pourtant il
dégage une grande tendresse… une atmosphère à la fois mélancolique et heureuse.
- Tu en parles merveilleusement dit Pam, nous aurions
donc trouvé une brèche dans ta carapace ?
- Cela me donne une idée géniale, dit Barney, je vous invite Tom et vous
à la prochaine exposition sur Hopper. Je
vous dois bien ça pour m’avoir évité une
fin d’enchère ruineuse.
-
Chiche ! S’exclama Pam, d'autant que cette
prochaine exposition devait avoir lieu en France. Je confirme et je suis
bien placé pour le savoir dit Barney, la Clipper Cruise Line propose une
croisière à cette occasion : New York, Londres, Lisbonne, Séville,
Barcelone, Marseille, où se tient l'exposition puis retour à New York. Le
vernissage est prévu pour juin prochain. Si vous êtes partants, dés demain je
retiens les deux plus belles suites du bateau.
Barney Ebsworth, qui avait concrétisé son rêve de jeunesse et fondé successivement la
Royal Cruise Line puis la Clipper Cruise Line, venait de revendre la Royale, ce qui lui avait libéré d'importantes disponibilités
financières. Il n’allait d’ailleurs pas tarder à les réinvestir. Avec son sens
aigu de l’anticipation il venait de fonder la Windsor Inc., spécialisée dans
le financement du capital risque et de l’investissement immobilier
associant ainsi dans la même firme audace et pragmatisme, as usual !
Le 23 juin suivant,
ils célébraient avec force coupes de champagne, l’arrivée à Marseille, le
vernissage de l’exposition Hopper au Musée Cantini, le 15ème
anniversaire de mariage de Pam et Barney et, avec un léger décalage, celui de
la première rencontre de Kate avec Tom.
Dans l’euphorie de cette quadruple célébration ils
décidèrent d’abandonner la croisière, de poursuivre seuls jusqu’à Paris puis
d’aller successivement à Venise, Rome et Florence avant de rentrer à New York.
Un mois plus tard, en
entrant dans la salle Botticelli de la
Galerie des Offices où Kate l’avait devancée, Pam trouva son amie plongée dans
la contemplation de l'allégorie du
Printemps. Discrètement Pam poursuivit sa visite en
se gardant bien d’interrompre la méditation de Kate. Elles se retrouvèrent un
peu plus tard pour rentrer en faisant un détour par le Ponte Vecchio afin de
longer l'Arno sur Lungarno Corsini avant de rejoindre la Plazza d’Ognissanti où
se trouvait leur hôtel. Barney et Tom les suivaient, légèrement en arrière. Le
soleil se faisait moins ardent. Kate confiait à son amie combien se voyage avait modifié sa
façon de voir la peinture. Devant la profusion de chefs d'œuvre Pam avait
choisi d'en commenter deux ou trois dans chaque musée. Elle ne le faisait pas
en experte érudite, comme dans ses conférences, mais en livrant des impressions
très personnelles. Elle racontait sa première rencontre avec l’œuvre, les
lectures successives qu’elle en avait faites et le rôle qu'elles avaient joué
dans son parcours. S’il lui arrivait de rappeler un contexte historique ou les
codes en vigueur au temps de l'auteur
c'est que cela participait à sa vision et lui venait naturellement à
l’esprit.
Tout en marchant, Kate
disait mieux comprendre la peinture italienne après avoir connu la lumière des
paysages Toscans. Les hommes les avaient rejointes et pensant déjà très
prosaïquement au dîner du soir, Barney fit écho à cette remarque en affirmant
qu'on ne pouvait pas non plus apprécier l’art du Risorgimento si l’on n’avait pas goûté à la
cuisine servie à la table des Médicis arrosée de Brunello et de Carmignano.
Cette interruption rompit le charme de la promenade mais renforça la complicité entre les deux jeunes femmes,
conscientes d’avoir vécu cette fois encore un moment dont elles allaient garder
longtemps un souvenir vivant.
Pendant le dîner la
discussion tourna d'abord autour des thèmes habituels : peinture,
sensibilité esthétique et émotion artistique, puis Barney, jugeant l’ambiance
trop sérieuse pour un soir de fête, recommença à taquiner Kate: Si les musées
d’Italie ont réussi à modifier votre façon de voir la peinture, je propose
d’organiser notre prochain voyage autour du thème de la spiritualité :
D’abord la cathédrale de Bourges, pour
ses vitraux puis celle de Burgos, pour ses flèches ensuite les mosaïques de
Saint Vital à Ravenne et nous finirons
par une retraite de trois jours dans le monastère de Saint Wandrille en
Normandie. Avant la fin du circuit nous aurons fait de vous une grande
mystique.
- A ta place je n’engagerais
pas le pari dit Pam. Tes propres convictions dans ce domaine me paraissent bien
trop fragiles et celles de Kate trop bien étayées. Il faudrait un véritable
miracle.
Barney battit en retraite
sur ce terrain, préférant revenir au motif qui avait déclenché ce périple
européen :
- à défaut de miracle je
reste persuadé qu’un déclic s’est produit chez Kate devant le tableau de
Hopper. Le jour où je disperserai ma collection, je vous ferai don de
"Chop Suey".
- Arrêtez dit Tom, vous
seriez obligé de vendre un autre chef d'œuvre pour acquitter les droits de
transmission. Faites en plutôt don à un musée où nous pourrons le contempler à
souhait sans que ça ne coûte rien à personne.
Barney fit vœu de réaliser
un jour la demande de ses amis.
Le couple sauvé par Kate résista prés de 30 ans. Il fit
partie de la haute société de St. Louis dont Barney était originaire. Pam
souhaitait ardemment retourner vivre à Seattle, sa ville natale. Barney finit
par accepter. Mais deux mois avant la date prévue pour le déménagement, ils
décidèrent de se séparer. Pour autant cela n’empêcha pas Barney, quatre
ans après cette douloureuse séparation, de tenir la promesse faite à l'ami
d'enfance de sa deuxième femme, un soir d'été à
Florence.
Friday, March 30, 2007.
SEATTLE ART MUSEUM: PRESS RELEASE:
SAM announces gifts
of nearly 1,000 works.
The Seattle Art Museum today announced gifts to
its collections of nearly 1,000 works of art, collectively valued at more than
$1 billion and including some of the biggest names of the 20th century. The
donation, includes Ebsworth's 65 paintings and
drawings, the most prestigious being Hopper's "Chop Suey" from
1929. In it, he celebrates the beauty of a young woman whose flapper style
ignites an urban scene.
(Certains passages en italique correspondent à la biographie de Barney Ebsworth et de son épouse Pamela, propriétaires du tableau jusqu'au 30 mars 2007. Tout le reste est inventé)
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