CHOP SUEY,    Mai 2007                                                                                                                                                                                                                                                                                              
Le soleil couchant enflammait les façades vitrées de la 53ème rue. Kate présentait son visage à la douceur des rayons reflétés par les vitres. Elle avait dénoué son écharpe dont les pans rayés de bandes jaunes et blanches se détachaient sur le chandail bleu, soulignant l’élégance de sa silhouette.
En attendant son amie attardée dans les dernières salles de l’exposition temporaire du MoMA, Kate repassait en mémoire les toiles qu’elle avait remarquées. Comme toujours elle avait été intéressée, intriguée, parfois surprise, mais jamais bouleversée. Et donc, une fois de plus, elle s’interrogeait sur l’enthousiasme des amis qui l’avaient engagée à aller voir cette exposition toutes affaires cessantes. Décidément pour l’émotion mieux valait un concert de piano, un roman russe ou un bon film. Elle en discutait souvent avec Pamela qui voulait absolument lui faire partager tous ses coups de foudre. Celle-ci évoquait avec passion le talent de tel artiste capable de capter l’expression d’un regard, la mélancolie d’un visage ou de rendre la finesse d’une dentelle précieuse. Kate écoutait ces plaidoiries passionnées sans douter de la sincérité de sa meilleure amie mais elle n’y trouvait pas de réponse aux questions qu'elle se posait sur l’émotion dans l’art pictural.
Elle se disait alors qu'il suffisait probablement d’un détail particulier, une combinaison de couleurs, une ambiance ou peut-être la conjugaison des trois pour éveiller une réminiscence et déclencher l’émotion chez une personne aussi sensible que Pam. Celle-ci arrivait justement en s’excusant : elle n’avait pas pu s’arracher à la contemplation des œuvres qu’elle venait de découvrir. Sans même reprendre son souffle elle entrepris de commenter celles qu'elle avait préférées. 
Loin d’en être agacée Kate en fut, cette fois, ravie car jusqu’alors la journée avait été plutôt sombre: Le matin Pam lui avait donné rendez-vous pour chercher  son soutien dans un moment difficile. Elles s’étaient retrouvées dans le café qu’elles choisissaient toujours lorsqu’elles voulaient être sûres de ne croiser aucune connaissance. Cette fois-ci, Pam ne venait pas pour lui soumettre une idée de fête surprise ou de grand voyage mais pour lui raconter ses déboires sentimentaux.
Elles s’étaient attablées au premier étage, prés d’une fenêtre aux vitres teintées de jaune. Le mobilier de la salle, sans doute à l’avant-garde quelques décennies plus tôt, revêtait à présent un air désuet qui n’était pas pour rien dans le choix de cet endroit par les deux jeunes filles. Boudant délibérément  les décors inox et plastique des sixties, elles s’appliquaient à dénicher tout ce qui  pouvait rappeler les années trente découvertes dans les albums photos de leurs parents.
Dans leur petit groupe d’amis, Kate tenait le rôle du sage que l'on consulte lorsqu’il faut prendre une décision importante. Pourtant elle  donnait rarement un conseil ou un avis personnel. Elle se contentait d’aider son interlocuteur à voir plus clair dans ses propres motivations, à se retrouver en somme.  La plupart du temps cela suffisait à dénouer une situation apparemment sans issue. C’était aussi sa manière de  respecter la liberté individuelle de ses amis et de leur faire confiance.
Kate écouta Pam raconter comment une discussion avec son fiancé avait, une fois de plus, tourné en discorde puis en brouille persistante, au point qu’elle avait décidé de rompre définitivement.
En même temps qu’elle expliquait sa décision, Pam ne pouvait s’empêcher d’observer le couple qui occupait la table en face. Une jeune femme s’adressait avec vivacité à un homme à l’air parfaitement indifférent, apparemment plus intéressé par la fumée de sa cigarette que par ce que lui racontait sa compagne. Ne sachant rien de la scène qui se déroulait derrière elle, Kate ne comprenait pas pourquoi elle n’arrivait pas à capter le regard de son amie, d’habitude si attentive à ses interlocuteurs et pourquoi elle prenait un air de plus en plus décidé au fur et à mesure qu’elle avançait dans son récit. Elle se contenta donc de lui suggérer de patienter 24h avant toute décision définitive et l’entraîna  au MoMa pour une visite qu’elles projetaient depuis plusieurs jours.
Au fur et à mesure de la progression dans les salles du musée, Pam s’était calmée et avait retrouvé son enthousiasme habituel pour la peinture moderne. Kate en fut rassurée et proposa de faire une promenade dans le quartier pour profiter de cette belle soirée d’automne dans Manhattan.
L’air était doux et le ciel passait progressivement du bleu au rose avant de virer  par endroits au pourpre du crépuscule.
Dans la 5ème Avenue, les portes des immeubles libéraient des groupes d’employés pressés. Certains s’arrêtaient un instant pour échanger quelques mots avant de se séparer, d’autres s’engageaient le long des trottoirs et d‘autres encore attendaient la prochaine interruption du flot des taxis jaunes pour traverser la chaussée.
Au coin de la 58ème rue Kate et Pam tournèrent à droite pour longer l’extrémité sud de Central Park, sous des arbres aux couleurs somptueuses. Les passants se retournaient sur ces deux silhouettes comme échappées d’un film des  années folles.
Arrivées sur la 8ème avenue, au moment où elles allaient se séparer, Pam tira la conclusion de leur discussion : " Je pense vraiment avoir pris la bonne décision. Je sais que je vais passer des moments difficiles mais ça ne le sera pas plus que de vivre perpétuellement entre deux crises." 
Bien qu’important cet épisode n’était pas le plus grave que les deux amies  aient eu à affronter et elles devaient en oublier bientôt les détails. En revanche, la tonalité de cet après-midi d’automne devaient rester longtemps dans leur mémoire, comme un rêve très fort dont on a retenu les sensations et oublié le contenu. 
Pendant quelques mois encore le café au mobilier trente resta le lieu de rendez-vous des deux amies lorsqu’elles voulaient être tarnquiles. C’est encore là que Kate raconta à Pam sa rencontre avec Tom, le jeune professeur qu'elle avait rencontré dans un congrès sur la physique des particules.

Bientôt dix ans depuis cet après-midi de l’automne 1964, leurs liens d’amitié n'avaient en rien faiblis et elles continuaient à se retrouver en tête-à-tête pour se concerter à chaque événement de leur vie privée ou de leur carrière professionnelle.
Après de brillantes études scientifiques,  Kate dirigeait à présent une équipe de chercheurs dans un centre d’astrophysique tandis que Pam  commençait à figurer en bonne place dans les listes d’experts du Quattrocento.
Une fois de plus Pam avait appelé Kate au secours et lui avait donné rendez-vous  dans ce même café qu’elles avaient pourtant délaissé depuis longtemps.
    Il s’agissait d’une affaire de cœur mais bien plus sérieuse: Pam s’apprêtait à informer Kate d’une importante décision. Cette fois encore un couple était attablé derrière elles,  mais spontanément, Pam avait pris la place qui leur tournait le dos.  La discussion dura longtemps. Contrairement à son habitude Kate avait formulé son avis de façon très explicite. "Ne prends pas de décision avant d’avoir revu Barney et promet moi de m’appeler avant de donner une réponse définitive pour ce poste en Italie."
Dans le taxi qui la ramenait chez elle Kate se demanda si elle avait eu raison d’avoir été si directive et elle tentait de se rassurer en  songeant à toutes les raisons qui, de son point de vue, devraient faire de Barney le compagnon idéal pour Pam.
Pam et Barney s’étaient rencontrés chez des amis communs, amateurs d’art également. Ils s’étaient découverts les mêmes goûts en peinture et s’intéressaient aux même courants esthétiques.  Pour ses recherches universitaires, Pam étudiait la peinture européenne classique mais elle consacrait ses loisirs à l’art américain contemporain dans lequel Barney venait également de se plonger. Dés leur premier contact ils s’étaient rendu compte avec enthousiasme qu’ils admiraient les mêmes artistes encore très peu connus du public. Par la suite ils se revirent souvent en compagnie d’autres amis puis en tête-à-tête, chacun faisant découvrir à l’autre une nouvelle exposition ou une nouvelle galerie.
Pam savait que Barney s'était marié une première fois pendant son séjour en Europe.  Sa femme était  française et ils avaient eu une petite fille, par la suite ils s'étaient aperçus que leur mariage avait été une erreur de jeunesse et qu’il valait mieux se séparer dans les meilleures conditions possibles. Mathilde avait conservé la garde de la petite Christiane que Barney pouvait voir aussi souvent qu'il voulait.
Malgré son éducation et le milieu très catholique où elle avait grandi, Pam s’abstenait de porter tout jugement sur le passé de Barney. Au départ elle avait  été sincèrement persuadée que leur relation resterait de nature amicale et intellectuelle, du fait, précisément de la situation de Barney.
Mais le temps passant, elle se rendait compte que leur attachement l’un pour l’autre changeait de nature et elle voyait venir le moment où Barney allait lui dévoiler ses sentiments. Elle redoutait cet instant et était incapable d’imaginer quelle serait sa réaction. Les choses prenant, dans son esprit une tournure de plus en plus confuse, elle  avait opté pour la fuite. Son ex-directeur de thèse venait justement, de lui transmettre une proposition de séjour à l’Académie des Beaux-Arts de Rome et la pressait d’accepter sans plus tarder. Avant d'envoyer une réponse positive, elle avait donné ce rendez-vous à son amie pour l'en informer.
Kate utilisa ce jour là tout son pouvoir de persuasion pour lui faire changer d’avis. Pourtant, quelques mois plus tôt, elle avait été très réservée lorsque Pam lui avait présenté Barney. Elle ne croyait ni à une amitié purement platonique ni non plus à la solidité d’une liaison fondée sur une convergence de goûts artistiques. Par ailleurs il y avait ce premier échec sentimental et cette petite fille qui occupait certainement une place importante dans la vie privée de Barney. Progressivement elle changea d'avis en apprenant  à le connaître. Ce mélange d’ambition tranquille et de modestie lui plaisait et la bienveillance du regard qu’il posait sur les êtres et les choses acheva de la convaincre qu’il serait un compagnon idéal pour Pam
Barney A. Ebsworth avait fait des études brillantes à l’Université de St. Louis où vivait sa famille. Mobilisé en 1951 pendant la guerre de Corée il eut la chance de faire partie d’un régiment cantonné à Paris pendant toute la durée du conflit. C’est là qu’il avait appris à aimer la peinture. Rapidement il prit l’habitude de passer tous ses week-ends au Louvre. C’est également à cette époque qu’il avait décidé de faire carrière dans le secteur du voyage. A présent il dirigeait InTrav, une petite société dédiée à l’organisation de voyages de luxe pour les grandes entreprises et les riches particuliers. InTrav se développait rapidement et il réfléchissait déjà à des projets plus ambitieux comme celui de constituer un jour une flotte de navires de croisière.
Le lendemain de leur discussion au café, Pam appela Kate comme elle s’y était engagée. Elle venait de décliner le poste à Rome. En raccrochant Kate  se dit  que Pam ne tarderait pas à lui proposer un nouveau tête-à-tête pour lui raconter comment Barney s’était déclaré et peut-être même pour lui parler de mariage et lui demander d’être son témoin…

Quinze ans s'écoulèrent durant lesquels les deux amies ne passèrent pas un jour sans se voir ou se téléphoner.
"145 000, 145 000 une fois… 146 000 à ma gauche… 147 000, 148 000 au troisième rang…"
A chaque nouvelle enchère Barney se contentait de faire un signe de la main. La salle était pleine et les derniers arrivants devaient rester debout contre le mur du fond. Les hommes étaient d’une élégance discrète, les femmes portaient des robes dignes d’un défilé de mode. Aux premiers rangs, on pouvait reconnaître presque tout ce que New York comptait de spécialistes de la peinture américaine contemporaine.
Comme à son habitude Barney était juste en face du commissaire priseur tandis que Pam se tenait au fond afin de pouvoir suivre tout ce qui se passait dans la salle de vente.
Les amateurs de peinture moderne qui connaissaient le voyagiste multimillionnaire, administrateur de plusieurs musées, conseiller de l’American Museum and Smithsonian Institut, et co-directeur du comité de sélection de la National Gallery of Art de Washington, avaient compris que Barney Ebsworth tenait à faire de "Chop Suey" le fleuron de sa collection personnelle et qu’il ne s’arrêterait probablement pas en cours d’enchères.
Barney expliquait souvent que son intérêt pour la peinture américaine provenait d’un choix délibéré." J’ai toujours voulu me constituer une collection de peinture disait-il, mais quand j’ai commencé, dans les années 70,  je ne savais même pas qui étaient Hopper ou O’Keeffe et j’étais assez sceptique devant l’art abstrait. Quand j’ai eu suffisamment d’argent j’ai entrepris d'acquérir des peintres hollandais du 16 et du 17ème siècle. Cette première orientation a pris fin brutalement en 1972 à Rotterdam. J’abordais alors les affaires maritimes et le propriétaire de la Holland America Line m’avait invité à voir la collection de son oncle. Il possédait 17 Rembrandt ! De retour chez moi j’ai pensé : « tu ne connais rien à la Hollande ni aux hollandais, tu ne parles pas leur langue et leurs plus grands chefs d’œuvres ne sont plus à vendre. Tu ferais mieux de chercher dans une autre direction. » Sur les conseils du conservateur du musée de St. Louis je me suis alors tourné vers la peinture contemporaine américaine qui n’avait pas encore attiré l'attention  des grands collectionneurs."
Cette vente aux enchères était la première sortie de Tom et Kate depuis qu’un problème de santé avait tenu cette dernière éloignée de son laboratoire et, à fortiori, de toute activité mondaine. En venant y assister ils savaient seulement que Barney s’apprêtait à faire une acquisition importante mais ils étaient arrivés en retard et n’avaient pas eu le temps de prendre connaissance du catalogue.
A présent l’œuvre mise en vente était posée sur un chevalet à droite de l'estrade et, placés comme ils l'étaient, ils ne pouvaient distinguer qu’une surface vaguement orange et bleue.
Pendant toutes ces années Pam n’avait jamais renoncé à développer la sensibilité artistique de Kate, tandis que celle-ci n’avait jamais cessé d’expliquer les progrès de la cosmologie à son amie. Mais alors que Pam s’était montrée capable d’imaginer l'univers en expansion, la matière noire ou l'énergie du vide, Kate restait toujours de glace devant les plus grands chefs d’œuvre de la peinture moderne. Face aux envolées lyriques des amateurs d'art elle ressentait le même malaise que lors de ses discussions avec les scientifiques croyants. Elle faisait mine d'être ouverte aux points de vues différents des siens, mais lorsqu'elle racontait à Tom les contorsions intellectuelles élaborées par certains chercheurs pour  concilier la théorie du Big Bang avec la création du monde en sept jours, elle terminait toujours son récit pas la même exclamation : "Les bras m’en tombent !" Et la phrase n’était pas exempte d’une certaine dose de condescendance. Elle disait souvent, mais était-ce bien sincère, qu’elle devait souffrir d’une sorte d’infirmité, une lacune totale de dispositions pour la foi et le mysticisme. Et de fait elle se consolait bien vite en pensant à toutes les occasions de s’émerveiller que lui avaient procuré ses recherches. Il lui arrivait de rester des heures à observer deux galaxies en cours de fusion et à imaginer les cataclysmes qui devaient s'y dérouler. Elle s'émerveillait de pouvoir contempler à cet instant même, une image datant de  quelques milliards d'années, un présent déjà tellement ancien. Parfois elle se réveillait en pleine nuit pour tenter une petite modification dans une équation et cela ouvrait la voie à un nouveau concept et à des perspectives vertigineuses. Mais à part Tom, qui, dans son entourage, pouvait croire que l’ajustement d’une expression mathématique puisse procurer une telle excitation?
A chacun donc ses scepticismes et à chacun ses émotions; finalement les siennes n’avaient rien à envier à celles des grands artistes ou des grands mystiques.
Pendant que Kate se laissait aller à ces réflexions, la plupart des acquéreurs potentiels du tableau convoité par Pam et Barney avaient lâché prise. Il ne restait plus qu’une jeune femme persévérante  en bordure du 3ème rang.  Elle  venait d’ajouter 2000 dollars à la dernière enchère de Barney.
A ce moment Pam s’était retournée et avait aperçu Kate. Celle-ci la salua d’un léger signe de la main. « 185 000 au fond de la salle » lança le commissaire priseur qui avait pris ce geste pour une nouvelle enchère. Pam manqua s’étouffer de rire en voyant l’air effaré de Kate. La jeune femme du troisième rang qui avait sans doute dépassé depuis longtemps les limites qu’elle s’était fixées, fut définitivement dégoûtée par l’arrivée d'un nouveau concurrent. Elle se leva ostensiblement et se dirigea vers la sortie avec l’air de dire "ces gens-là sont totalement déraisonnables ". Barney ne s'était même pas retourné, indifférent à l'arrivée d'un éventuel enchérisseur tant il était déterminé à l'emporter. Il leva de nouveau la main et, après les formules d’usage, le commissaire priseur abattit le marteau consacrant l’attribution de l’œuvre à Barney A. Ebsworth.
Les curieux refluèrent rapidement vers la sortie permettant à Pam, hilare, de se rapprocher de Kate.
« Je te promets que si j’avais pu faire signe à Barney avant la dernière enchère, tu serais à l’heure qu’il est, l’heureuse propriétaire d’un chef-d’œuvre de la peinture contemporaine! ». Tom n’avait pas eu le temps de frémir pour ses économies et s’amusait beaucoup. Tous trois rejoignirent Barney qui ne comprenait rien à ce qu’essayait de lui expliquer Pam entre deux fous rires. Revenue de sa stupeur, Kate riait aussi tandis que Pam finissait difficilement ses explications au terme desquelles elle conclut qu'en intervenant dans la vente, Kate leur avait sans doute fait économiser quelques milliers de dollars. Barney, encore tout heureux de son acquisition et absolument ravi de cet incident posa deux baisers retentissants sur les joues de Kate. Sans compter, dit-il, le plaisir que je vais avoir à ajouter cette anecdote à mes souvenirs de collectionneur.
Une première occasion lui fut donnée de la raconter dés la semaine suivante lors du cocktail  organisé pour l’accrochage du chef d’œuvre qu’il venait d’acquérir.
Après avoir accompagné les derniers invités jusqu’au perron, Pam et Barney revinrent vers le salon où ils découvrirent Kate plongée dans la contemplation du tableau.
- Kate ma chérie, t’intéresserais-tu à la peinture contemporaine à présent ?
- Je crains bien que non… mais je trouve qu’il y a quelque chose de troublant dans ce tableau. Tout y semble banal et pourtant il dégage une grande tendresse… une atmosphère à la fois mélancolique et heureuse.
- Tu en parles merveilleusement dit Pam, nous aurions donc trouvé une brèche dans ta carapace ?
- Cela me donne une idée géniale, dit Barney, je vous invite Tom et vous à la prochaine exposition  sur Hopper. Je vous dois bien ça pour m’avoir  évité une fin d’enchère ruineuse.
-                Chiche ! S’exclama Pam,  d'autant que cette prochaine exposition devait avoir lieu en France. Je confirme et je suis bien placé pour le savoir dit Barney,  la Clipper Cruise Line propose une croisière à cette occasion : New York, Londres, Lisbonne, Séville, Barcelone, Marseille, où se tient l'exposition puis retour à New York. Le vernissage est prévu pour juin prochain. Si vous êtes partants, dés demain je retiens les deux plus belles suites du bateau.
Barney Ebsworth, qui avait concrétisé son rêve de jeunesse et fondé successivement la Royal Cruise Line puis la Clipper Cruise Line, venait de revendre la Royale, ce qui lui avait libéré d'importantes disponibilités financières. Il n’allait d’ailleurs pas tarder à les réinvestir. Avec son sens aigu de l’anticipation il venait de fonder la Windsor Inc., spécialisée dans le financement du capital risque et de l’investissement immobilier associant ainsi dans la même firme audace et pragmatisme, as usual !
Le 23 juin suivant, ils célébraient avec force coupes de champagne, l’arrivée à Marseille, le vernissage de l’exposition Hopper au Musée Cantini, le 15ème anniversaire de mariage de Pam et Barney et, avec un léger décalage, celui de la première rencontre de Kate avec Tom.
Dans l’euphorie de cette quadruple célébration ils décidèrent d’abandonner la croisière, de poursuivre seuls jusqu’à Paris puis d’aller successivement à Venise, Rome et Florence avant de rentrer à New York.

Un mois plus tard, en entrant dans la salle Botticelli de  la Galerie des Offices où Kate l’avait devancée, Pam trouva son amie plongée dans la contemplation de l'allégorie du Printemps. Discrètement Pam poursuivit sa visite en se gardant bien d’interrompre la méditation de Kate. Elles se retrouvèrent un peu plus tard pour rentrer en faisant un détour par le Ponte Vecchio afin de longer l'Arno sur Lungarno Corsini avant de rejoindre la Plazza d’Ognissanti où se trouvait leur hôtel. Barney et Tom les suivaient, légèrement en arrière. Le soleil se faisait moins ardent. Kate confiait à son amie combien se voyage avait modifié sa façon de voir la peinture. Devant la profusion de chefs d'œuvre Pam avait choisi d'en commenter deux ou trois dans chaque musée. Elle ne le faisait pas en experte érudite, comme dans ses conférences, mais en livrant des impressions très personnelles. Elle racontait sa première rencontre avec l’œuvre, les lectures successives qu’elle en avait faites et le rôle qu'elles avaient joué dans son parcours. S’il lui arrivait de rappeler un contexte historique ou les codes en vigueur au temps de l'auteur  c'est que cela participait à sa vision et lui venait naturellement à l’esprit.
Tout en marchant, Kate disait mieux comprendre la peinture italienne après avoir connu la lumière des paysages Toscans. Les hommes les avaient rejointes et pensant déjà très prosaïquement au dîner du soir, Barney fit écho à cette remarque en affirmant qu'on ne pouvait pas non plus apprécier l’art du Risorgimento si l’on n’avait pas goûté à la cuisine servie à la table des Médicis arrosée de Brunello et de Carmignano. Cette interruption rompit le charme de la promenade mais renforça la complicité entre les deux jeunes femmes, conscientes d’avoir vécu cette fois encore un moment dont elles allaient garder longtemps un souvenir vivant.
Pendant le dîner la discussion tourna d'abord autour des thèmes habituels : peinture, sensibilité esthétique et émotion artistique, puis Barney, jugeant l’ambiance trop sérieuse pour un soir de fête, recommença à taquiner Kate: Si les musées d’Italie ont réussi à modifier votre façon de voir la peinture, je propose d’organiser notre prochain voyage autour du thème de la spiritualité : D’abord la  cathédrale de Bourges, pour ses vitraux puis celle de Burgos, pour ses flèches ensuite les mosaïques de Saint Vital à  Ravenne et nous finirons par une retraite de trois jours dans le monastère de Saint Wandrille en Normandie. Avant la fin du circuit nous aurons fait de vous une grande mystique.
- A ta place je n’engagerais pas le pari dit Pam. Tes propres convictions dans ce domaine me paraissent bien trop fragiles et celles de Kate trop bien étayées. Il faudrait un véritable miracle.
Barney battit en retraite sur ce terrain, préférant revenir au motif qui avait déclenché ce périple européen :
- à défaut de miracle je reste persuadé qu’un déclic s’est produit chez Kate devant le tableau de Hopper. Le jour où je disperserai ma collection, je vous ferai don de "Chop Suey". 
- Arrêtez dit Tom, vous seriez obligé de vendre un autre chef d'œuvre pour acquitter les droits de transmission. Faites en plutôt don à un musée où nous pourrons le contempler à souhait sans que ça ne coûte rien à personne.
Barney fit vœu de réaliser un jour la demande de ses amis.

Le couple sauvé par Kate résista prés de 30 ans. Il fit partie de la haute société de St. Louis dont Barney était originaire. Pam souhaitait ardemment retourner vivre à Seattle, sa ville natale. Barney finit par accepter. Mais deux mois avant la date prévue pour le déménagement, ils décidèrent de se séparer. Pour autant cela n’empêcha pas Barney, quatre ans après cette douloureuse séparation, de tenir la promesse faite à l'ami d'enfance de sa deuxième femme, un soir d'été à  Florence.

Friday, March 30, 2007.
SEATTLE ART MUSEUM: PRESS RELEASE:
SAM announces gifts of nearly 1,000 works.
The Seattle Art Museum today announced gifts to its collections of nearly 1,000 works of art, collectively valued at more than $1 billion and including some of the biggest names of the 20th century. The donation, includes Ebsworth's 65 paintings and drawings, the most prestigious being Hopper's "Chop Suey" from 1929. In it, he celebrates the beauty of a young woman whose flapper style ignites an urban scene.


(Certains passages en italique correspondent à la biographie de Barney Ebsworth et de son épouse Pamela, propriétaires du tableau jusqu'au 30 mars 2007. Tout le reste est inventé)

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